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sont une engeance détestable, mais il ne s’en rencontre pas seulement en Allemagne. Shaw cherche en effet dans son dictionnaire allemand-anglais la définition du mot Junker et, comme il y trouve : jeune noble, gentilhomme campagnard, etc., il conclut :


Sir Edward Grey est un Junker de la pointe des pieds au bout des orteils... Lord Cromer est un Junker. M. Winston Churchill est un composé bizarre et non désagréable de Junker et de Yankee : sa farouche pugnacité anti-allemande est énormément plus populaire que le babil moral (expression de Milton) de ses sanctimonieux collègues. C’est un Junker joyeux et batailleur, tout comme lord Curzon est un Junker arrogant. Je n’ai pas besoin de défiler tout le chapelet. Dans nos îles, le Junker se trouve littéralement sur tous les rayons de la boutique.


Shaw continue pourtant à défiler le chapelet. Ne faut-il pas d’abord pousser une nouvelle botte à Grey ?


Naturellement, le Kaiser est un Junker, bien que moins bon teint que le Kronprinz, et beaucoup moins autocratique que sir Edward Grey qui, sans nous consulter, nous envoie à la guerre par un mot dit à un ambassadeur et qui promet toute notre richesse à des étrangers d’un seul trait de sa plume.


Ce n’est pas fini. Car il convient que tout le ministère y passe. Et son chef ne sera pas oublié :


M. Asquith, bien que sereinement convaincu qu’il est un homme d’État libéral, est en fait très approximativement ce qu’eût été le Kaiser si celui-ci était un homme du Yorkshire et un homme de loi, au lieu d’être Anglais pour une moitié, Hohenzollern pour l’autre, et empereur oint par-dessus le marché. Pour ce qui est des libertés populaires, l’histoire ne fera pas de différence entre M. Asquith et Metternich.


C’est parler comme une suffragette, d’avant la guerre encore. Tout cela est assez gaiement dit et d’une gaieté sans grande amertume. L’exagération est si énorme qu’elle cesse d’être méchante. Le lecteur ne commence à se fâcher que quand Shaw veut lui faire prendre ses saillies pour des vérités profondes. Ce mécontentement va jusqu’au malaise quand Shaw piétine les sentimens les plus respectables et sincères de ses compatriotes. L’Angleterre a déclaré la guerre à l’occasion de l’envahissement de la Belgique par les Allemands. Tous les peuples l’en honorent. Elle-même se sait gré, très naturellement, d’avoir pris les armes pour une cause aussi belle, aussi sacrée. Ne pensez pas que Shaw lui permette de s’en applaudir.