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aussi, non sans peine, il est vrai, une atmosphère plus recueillie, Shaw a ouvert toutes grandes les écluses de sa raillerie. Le contraste a aggravé le scandale auquel il se complaît. Ceux-là mêmes qui avaient applaudi ses plus hardies boutades se sont détournés de lui avec indignation. L’heure était aux patriotes, et Shaw, en apparence au moins, rompait avec le patriotisme. On ne parle guère de son pamphlet, Un peu de sens commun à propos de la guerre (Common sense about the war), que comme d’une inconvenance.

Shaw s’est attiré cette réprobation moins peut-être par les idées qu’il exprime que par le ton qu’il prend. Il ne s’est pas avisé que telle bouffonnerie dont on s’amuse en temps de paix détonne à l’heure tragique où nous sommes. Il est entré dans la chambre où venait de se commettre un crime avec le même air de drôlerie impertinente qu’il s’y rendait la veille pour prendre le thé. C’est le contraire du tact. Mais aussi Shaw a-t-il le tact en grand mépris, n’y voyant que la forme courtoise de l’hypocrisie. Il lâche donc les rênes à son génie naturel, qui est celui du raisonnement effréné et des rapprochemens de faits ou d’idées imprévus, et tant pis pour les délicatesses qu’il foule aux pieds de sa monture ! Son rire peut sonner trop sec, manquer de chaleur et de bonhomie. Mais Shaw est ce qu’il est.

Sa malignité se manifeste en ceci qu’il prend pour exacte et démontrée la thèse allemande sur les origines de la guerre, et se plaît à lui donner la préférence sur celle de ses compatriotes. Il affecte une foi entière dans les explications du Kaiser et du chancelier Bethmann-Hollweg : l’Allemagne ne voulait point la guerre ; elle y a été contrainte par la menace russe combinée avec l’astuce anglaise. Inutile de dire que, dans toute cette partie de son pamphlet, Shaw fait fi des documens et des faits. Sa seule excuse est qu’il l’écrivit en septembre 1914, quand une petite partie seulement des livres officiels et autres avaient paru. Mais, même alors, il aurait pu être mieux informé s’il avait été aussi avide de vérité que de scandale. Sir Edward Grey joue dans ces pages un rôle ténébreux, bien qu’on n’arrive pas à savoir si Shaw le tient pour un Machiavel ou pour un innocent. C’est lui qui, par aveuglement ou par perfidie, on ne sait au juste, a rendu la guerre inévitable. Cette guerre, en somme, avait été préparée de longue main, non moins par l’impérialisme anglais que par le pangermanisme. Les Junkers