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vision du triomphe certain, enfin les dernières secousses de la bête, le flottement inerte du corps immense sur la mer ensanglantée, — on aperçoit là un symbolisme inévitable et puissant, propre à donner du cœur à ceux qui aujourd’hui luttent contre le cachalot germanique, dans l’incessant danger de ses sursauts et de ses évolutions, mais comptant ses plus rudes attaques pour des convulsions qui présagent sa mort et sachant qu’il s’agit de traverser, d’un cœur ferme, la tempête que provoque son agonie.

Mais peut-être aurions-nous tort de voir là, de la part des éditeurs, une leçon préméditée. Le détachement est le caractère habituel de ces feuillets. De même une certaine liberté d’esprit, un jeu de la fantaisie dont peu de Français sont aujourd’hui capables, nous apparaît chez plus d’un des écrivains anglais qui ont parlé de la guerre.


C’est assurément le cas de Bernard Shaw qui n’a pas l’habitude de brider sa langue. Celui-là, c’est l’enfant terrible de la littérature britannique, celui dont la spécialité est de crier ce que tout le monde s’accorde pour taire. Son rôle consiste à prendre le contre-pied de l’opinion courante. Il caresse l’instinct national à rebrousse-poil. A vrai dire, il répète à satiété qu’il n’est pas Anglais, mais Irlandais. Il a, dit-il, « la faculté irlandaise de critiquer l’Angleterre avec un peu du détachement de l’étranger et peut-être avec un malin plaisir de la dégonfler de sa suffisance. » Même la guerre déclarée, il est resté bien décidé à faire usage de cette indépendance critique.

Ce n’est d’ailleurs pas sa seule qualité d’Irlandais qui fait de lui un frondeur. Il est socialiste et donc hostile aux institutions existantes, hostile au gouvernement, surtout à un gouvernement libéral. En effet, le ministère actuel, démocratique et réformateur, exaspère les socialistes en leur prenant une partie de leur programme, en exécutant à moitié et par petits coups successifs les transformations qu’eux-mêmes voudraient immédiates et radicales. Enfin et surtout, Shaw est frondeur par nature, par attitude, par talent. On ne l’imagine pas approuvant ni encensant. Dans une société parfaite il n’existerait pas. Sa verve serait tarie, son esprit sans emploi.

Donc, à l’heure grave où le danger national créait là-bas