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si rudes et se révéler si admirable dans sa retraite précipitée de Mons à Meaux ? Elle respirait d’abord l’allégresse de l’ignorance. On n’y prenait pas la guerre au tragique. A peine même l’y prenait-on au sérieux.

Les temps ont changé. Les immenses pertes et souffrances subies pendant des mois ont dissipé l’insouciance primitive. Les volontaires ont peu à peu pris la place des réguliers. Ils ont apporté leur réflexion, leur conscience du péril national, leur connaissance de la grandeur de l’effort à faire, leur souci des familles laissées derrière eux. Et cependant, cet entrain, qui ne leur était plus aussi naturel et facile qu’aux professionnels, a continué d’être cultivé en eux comme une hygiène nécessaire. Les Anglais partent du principe d’Hamlet, que « la pâle réflexion rend malade l’énergie. » Ils travaillent à conserver à leurs troupes la liberté d’esprit. On en trouverait l’indice jusque dans leur « littérature des tranchées. » Un éminent professeur d’Oxford que nous eûmes le plaisir d’entendre en Sorbonne il y a deux ans, sir Walter Raleigh, a eu l’idée de procurer aux soldats britanniques des lectures pour leurs heures de loisir. Il ne s’agissait pas de livres, trop encombrans et qui eussent effarouché. Ce seraient des feuilles détachées qu’on put se passer de main en main, déchirer ou perdre ensuite sans regret. Le choix des textes est significatif. Ce sont tous passages qui ont une valeur réelle, extraits de classiques d’hier et de demain, en vers et en prose, susceptibles d’instruire et de récréer. Mais n’imaginez pas que le choix en ait été orienté vers la guerre, supposant chez le soldat une sorte d’obsession qui le rendrait indifférent à des lectures d’un autre ordre. Bien au contraire, si l’on y peut découvrir un caractère commun, c’est de fuir (à peu d’exceptions près) les allusions à l’heure présente.

Voici, réunies vraiment au hasard, une vingtaine de ces feuilles volantes, de ces Times Broadsheets, comme elles s’appellent. Elles se vendent quatre sous la demi-douzaine, et les correspondans des soldats les leur envoient une à une dans la même enveloppe que leurs lettres. Rien de plus varié ni de plus inattendu dans sa variété : vers d’amour de Robert Burns, vers de Shelley prophétisant le triomphe de l’amour universel (hélas !), passages comiques de Dickens évoquant ses plus désopilantes créations, Mr. Micawber, Mr. Pecksniff, le couple Mantalini ;