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anglaise sont aujourd’hui trop manifestes pour que nous nous laissions inquiéter par la persistance d’une liberté d’opinions dont nous autres avons fait momentanément le sacrifice et d’une verve amusée d’elle-même qui ne nous est plus possible. A passer de France en Angleterre, on ne sort pas de la guerre, mais on s’éloigne néanmoins du canon. Certes, l’Angleterre est de toutes les nations belligérantes celle qui, depuis août 1914, a subi, ou plutôt opéré délibérément la plus profonde révolution intérieure. Elle est allée en dix-huit mois jusqu’à la conscription détestée, et nul autre peuple, pour répondre aux exigences de la guerre, n’a fait un bond pareil dans l’inconnu, n’a creusé un abîme aussi vaste entre son passé et son avenir. C’est assez dire qu’elle a au fond de sa conscience la pleine perception de la gravité de l’heure. Mais elle demeure malgré tout, — malgré avions et zeppelins, — une île. Elle peut conserver ce qui nous semble un air de détachement. Elle n’offre pas au visiteur le spectacle de cette unanime intensité qui frappe chez nous. Les sacrifices déjà consentis, si grands qu’ils soient, n’ont pas assombri d’un crêpe le caractère national. La question de vie ou de mort ne s’y pose point avec la même cruelle netteté qu’en France. L’ennemi n’y apparaît pas comme ce monstre formidable que nous avons vu se ruer sur Paris, et dont la première défaite a pris pour nous je ne sais quel air miraculeux. C’est en vain que l’Allemagne a crié à l’Angleterre sa haine, lui a craché à la face un hymne corrosif « comme un jet de vitriol, » pour reprendre la forte expression d’Emile Hovelaque. L’Angleterre ne s’en est pas épouvantée, peut-être pas assez épouvantée. Elle y a surtout répondu par de l’humour, — un peu comme dans la fable la lime répond au serpent qui veut l’entamer et qui s’y brisera les dents.

De là, surtout au début, une bonne humeur qui nous confondait, nous qui avions senti le couteau sur notre gorge. Tour à tour, c’était jovial, badin, voire mièvre, rarement au ton tragique que nous sentions convenir aux circonstances. Avec ses traditions de sport et d’humour, l’Angleterre ne se piquait de rien plus au début que de la joyeuseté insouciante de ses Tommies, allant au combat comme à un foot-ball plus passionnant, exempts de pensées anxieuses et même de toutes pensées, se refusant à voir au delà de l’heure présente. Qui ne se rappelle cette armée de professionnels qui en devait voir de