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Les Allemands ont tué en eux ce que les hommes appellent sincérité, à savoir l’effort candide pour agir, parler et penser selon la vérité. Tout leur est moyen, stratagème, méthode, politique, tendant à la réalisation de leurs ambitions. Dans tout ce qu’ils disent, dans tout ce qu’ils font, dans les indignations qu’ils affichent, dans les caresses qu’ils accordent,


Man merkl die Absicht, und man wird verstimmt (Gœthe).


« On aperçoit l’intention, et l’on est inquiet. »

Détruire en soi la sincérité, c’est, chez les autres, ruiner la confiance.

Par un dernier sophisme, l’Allemagne présente son mépris de la vérité comme une sincérité supérieure, comme la sincérité par excellence. La sincérité véritable, enseignent ses docteurs, a pour condition la conformité de la parole et de l’action, non avec une formule figée, avec une lettre morte, mais avec le principe vivant d’où découle toute vérité comme tout être : l’esprit transcendant et insaisissable. « Quoi ! tu me demandes une signature, pédant ! dit Faust à Méphistophélès. N’as-tu donc jamais eu affaire à un homme, à la parole d’un homme ?... La parole meurt en passant par la plume. »


Auch was Geschriebenes forderst du, Pédant ?
Hast du noch keinen Mann, nicht Manneswort gekannt ?
…………………………..
Das Wort erslirbt schon in der Feder.


La seule sincérité qui compte est celle de la conscience transcendantale, une et universelle, dont nos consciences particulières ne sont jamais que des expressions inadéquates. Or, la conscience transcendantale forme précisément le fond de l’âme allemande, et d’elle seule. Et ainsi, les Allemands sont seuls juges de leur sincérité, comme de leur responsabilité en général. Des jugemens que peuvent porter sur eux les autres hommes, ils ne sauraient avoir cure.

Se peut-il, dira-t-on, que des idées aussi étranges aient une valeur pratique ; et si, effectivement, une philosophie nourrie de telles idées gouverne aujourd’hui la pensée, non de quelques esprits bizarres, mais du peuple allemand lui-même, considéré dans son ensemble, pouvons-nous voir dans ce phénomène autre chose qu’un cas de folie, non plus seulement individuelle, mais collective : manifestation, certes, fort intéressante