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dans le néant, d’où ils ne sont sortis un instant qu’à l’appel de l’esprit, qui avait besoin de leurs mains pour se réaliser. Mais l’œuvre reste, l’œuvre, qui seule importe. De même, qui pourra bien accuser l’Allemagne d’avoir assassiné lâchement des nations loyales et inoffensives, d’avoir renié sa signature, d’avoir massacré des enfans, des vieillards et des femmes, d’avoir, avec une brutalité de sauvage, infusé son noble sang à des races dégénérées, lorsque le monde entier sera allemand ou dressé à bénir le joug allemand ?

Comme la science et la méthode, nées de l’intelligence, confèrent la toute-puissance et permettent de renouveler la face du monde, ainsi l’œuvre, une fois accomplie, réagit sur l’âme et sur le cœur des hommes, et y provoque le sentiment. Sauvées et nées à une vie nouvelle par la grâce de l’Allemagne, les nations, quelque jour, aimeront l’Allemagne.


Telle m’apparaît la pensée allemande. Heine disait : « L’Allemagne est une âme qui se cherche un corps. » L’Allemagne, avec une constance, une méthode, une vigueur qu’il importe de ne pas méconnaître, après avoir conçu un plan de la société humaine, s’est identifiée avec ce plan, et, de plus en plus systématiquement, a mis en œuvre toutes les forces physiques et morales dont peut disposer l’homme, pour le réaliser.

Ce plan est extraordinaire. C’est l’idée d’un absolu artificialisme. Peu importent la nature propre des êtres, leurs tendances, leurs vœux, leurs sentimens. Peu importent la vérité et la justice, devant lesquelles se prosterne le genre humain. Le plan du monde que le philosophe Kant dressait a priori, en combinant, d’après les dictées de la conscience transcendantale, les formes de la sensibilité et les catégories de l’entendement, ne tenait aucun compte de la nature propre des élémens donnés. Ces élémens, infiniment divers (das Mannigfallige), le philosophe les suppose absolument indifférens et malléables ; et il en forme un monde, où les êtres n’ont d’autres propriétés que celles qu’ils tiennent de l’organisation. Pareillement, la pensée allemande ne voit, dans tout ce qui n’est pas elle, que des matériaux et des instrumens ; et elle s’attribue le droit et le pouvoir d’user, à son gré, de toutes choses, pour se réaliser elle-même dans sa plénitude.