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Dans le monde matériel régnait, selon eux, une nécessité aveugle, ἀνάγκη. Le monde des esprits, au contraire, avait pour loi la vérité et la beauté ; et il se portait vers ces fins idéales, d’un libre effort, secouant le joug de la nécessité, et suivant, de lui-même, l’attrait de la persuasion. Là régnait le fait brut, la force ; ici, la parole et l’intelligence. Et le problème de la civilisation, c’était de rendre efficaces ces puissances purement morales, l’intelligence et la parole, au sein du monde matériel lui-même. Le Dieu d’Aristote est vérité et bonté, mais il n’est point force. Son action consiste à attirer vers lui, à gagner, à spiritualiser les forces qui se déchaînent dans le monde de la nécessité.

Or, les philosophes allemands ont, à la fois, considéré les forces psychiques comme irréductibles aux forces physiques, et admis que les premières sont soumises à des lois de nécessité non moins rigides que celles qui gouvernent les secondes. Chez presque tous ses représentans, la pensée allemande proscrit, comme absurde et comme impie, toute doctrine de libre arbitre, et s’applique à concevoir la liberté morale comme une nécessité plus nécessaire encore que la nécessité mécanique. Être libre, selon Kant, c’est être dégagé de la contrainte à laquelle est soumis l’individu qui se distingue de la loi, et confondre entièrement sa volonté avec la nécessité universelle, primordiale et absolue. La Grèce s’était appliquée à détrôner la fatalité orientale : l’Allemagne, dans une métaphysique transcendante, s’est donné pour tâche de la rétablir dans sa souveraineté.

Si les forces morales sont, avant tout, des forces soumises à un absolu déterminisme, elles relèvent, non moins que les forces physiques, de l’axiome : savoir, c’est pouvoir. Qui possède la science des forces psychiques dispose, estiment les Allemands, des sentimens, des pensées, des volontés, des consciences humaines, exactement comme l’ingénieur est maître, par la science mécanique, des forces de la nature. Qu’on ne s’abuse donc pas sur la signification de la différence proclamée par les philosophes allemands entre les réalités sensibles et les impondérables du monde moral. Ces derniers, chez eux, sont soumis à une sorte de mécanisme métaphysique qui n’est pas moins inflexible que le mécanisme physique. L’esprit souffle où il veut, disait l’Écriture. Les Allemands entendent le contraindre à souffler où il leur plaît.