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sur ce terrain dominé et battu. Amenez donc les avant-trains, mes canonniers, et bravement déployés en bataille, à la grâce de Dieu, franchissons cette barre en deçà de laquelle c’est la côte hospitalière, le havre protecteur, et plus loin, c’est la haute mer...

La voici, mer de chaumes, vagues vertes qui sont des sillons, luzernes écumeuses au ras desquelles les hirondelles se bercent comme les mouettes font sur les flots. Leur vol inquiet agile autour de nous la menace d’un orage et le voici qui se déchaîne en effet. Boum, boum, boum ! Nous sommes vus ; nous manœuvrons au trot sous la grêle de mitraille, nous doublons l’allure, car seule la vitesse de nos chevaux peut nous sauver.

La zone dangereuse est profonde de près d’un kilomètre. C’est un déplacement de cinq minutes environ. Longues, dangereuses et mortelles, pour peu que l’autre sache son métier d’artilleur. Et cependant, puisqu’il n’y a pas d’obus dans nos canons, nous gagnons sains et saufs l’abri que nous offre une levée de terre. Là, derrière le bouclier, nous reprenons haleine, et, pied à terre, donnons un peu de repos à nos chevaux.


La Brulat, 30 août.

Rien ici, dans ce cantonnement infiniment pauvre, que les biens élémentaires : l’eau, l’air, pour se rafraîchir et se reposer ; les œufs, le lait pour se nourrir. J’ai eu soin, — comme font d’autres, quand ils consignent à la troupe l’entrée d’un café, — de dire : « L’ombre de la meule est réservée aux officiers. » Là, nous mangeons la bonne omelette, le beurre frais ; nous dégustons le café venu de la popote des sous-officiers.

L’ombre qui tourne nous oblige à transporter notre alignement de l’autre côté de la meule ; sur de bons canapés de paille, les yeux tout pleins du bleu du ciel, puis, bientôt, des ombres du sommeil, nous causons d’abord, nous nous reposons après. Notre conscience est pure, et, si pauvres que nous soyons, nous avons fait des heureux. Le garde-parc vide nos fonds de bouteilles, les poules picorent les miettes de notre pain.

La vie de la troupe circule autour de nous. Ce sont deux brigadiers d’ordinaire qui passent rapportant un sac de pommes de terre, le vaguemestre sur sa bicyclette, et c’est bon de s’endormir ainsi, dans une sécurité charmante, faite de leur confiance et de leur dévouement.