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soldat a rejoint son régiment, à mesure qu’il s’initie davantage à son devoir militaire, une transformation s’opère en lui, dont, en psychologue toujours à l’affût, il note sur lui-même les progrès. Une main pieuse a copié pour moi, à travers les lettres et sur le carnet de route d’Emile Clermont, quelques passages significatifs qui mettent en plein jour cette évolution. C’est d’abord la vie au dépôt, avec ses obscures besognes auxquelles se prête, par obligation mais sans goût, le dilettante de la veille : « Du dépôt, 16 août 1914. Je suis assez fatigué des exercices et travaux que j’ai dû faire et pour lesquels je n’ai ni goût ni entraînement : par exemple, faire nettoyer et aménager des chambres, commander des corvées pour le balayage et la soupe, faire habiller des hommes... J’espère en tout cas m’aguerrir peu à peu. » Il fait mieux que de s’aguerrir. Arrivé sur la ligne de feu, il se réjouit d’être au danger. Certes, sa nature impressionnable frissonne à l’évocation du champ de bataille et de ses horreurs ; mais sa volonté est la plus forte. « 10 sept. Nous avons changé de pays : cela sent davantage la guerre ici... On va entrer dans la fournaise. Tant mieux, si cela pouvait amener une conclusion et l’espérance de la fin. En général, je ne crois pas qu’on craigne la bataille, je veux dire la vraiment grande bataille qui pourrait amener des conséquences ; et pourtant, quelle horreur, quelles visions d’épouvante ! Cela dépasse ce qu’on lit. » Et peu à peu la transformation s’accomplit. Maintenant lorsqu’il regarde en lui, le littérateur n’y retrouve plus le trouble de jadis, les incertitudes et les agitations coutumières : il s’est simplifié, apaisé.

Et voici ce qu’on lit, ici et là, sur son carnet : « Je passe des jours bien plus calmes, tranquilles moralement, paisibles... Le grand calme des nerfs. Apaisement. Au lieu de l’irritation, gêne, malaise, ne savoir que faire, que devenir, être blessé partout, être à bout de temps, et débordé par l’art... J’ai fait réellement de grands progrès dans l’indulgence, l’indifférence, la bienveillance... Cet apaisement, je l’attribue au fait d’avoir été le spectateur des choses les plus tragiques : don, offrande sublime de la tragédie. » Tout le monde a fait cette remarque qu’un abîme semble nous séparer de ce qui a précédé la guerre, comme si chaque mois écoulé de cet immense bouleversement eût eu pour notre vie morale la durée d’un siècle. Emile Clermont aperçoit maintenant ce qui manquait