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de la vie. Mais chez un Français, ce n’est pas une opinion spéculative ; c’est une foi. Et c’est une foi qui s’oppose violemment à la foi inverse. « Cette profonde divergence des deux philosophies, dit très bien M. Barrett Wendell, a été exceptionnellement mise en lumière parmi les Français, pour la simple raison qu’ils sont à la fois très religieux et instinctivement disposés à réduire à un système philosophique tout ce qui fait partie de leurs connaissances. » Le Français ne se contente pas de prendre les idées au sérieux ; il les prend au tragique. Il a des passions intellectuelles. Il croit de toute son âme aux idées. Les systèmes qu’il compose ne sont point pour lui des formes abstraites ; ce sont des forces morales ; ce sont des personnes vivantes. Il les aime ou il les hait avec passion. Et comme sa rigueur logique, et ce que l’auteur de la France d’aujourd’hui appelle avec raison sa « loyauté intellectuelle » lui fait apercevoir avec une grande force les oppositions entre les systèmes, il ne peut s’empêcher de poursuivre d’une haine vigoureuse les idées hostiles aux idées qu’il épouse et qu’il aime. De là son intolérance : il ne peut « tolérer » une « vérité » contraire à la « vérité » qu’il a choisie ; il la juge malfaisante, et il la persécute. Sa sincérité, son ardeur, son goût de l’apostolat, son idéalisme invincible ont ainsi pour rançon son peu de goût pour le libéralisme. « Les Français croient qu’ils croient à la liberté, » dit spirituellement M. Barrett Wendell. En réalité, ils ne croient qu’à leur philosophie personnelle. Et si ce défaut est le revers d’admirables qualités, il est indéniable que c’est un défaut.

Ce défaut est-il destiné à durer autant que la race française ? Et sommes-nous condamnés à être éternellement balancés d’une intolérance à une autre, d’un dogmatisme à un autre dogmatisme ? M. Barrett Wendell, — qui écrivait, il est vrai, en 1907, c’est-à-dire au plus fort de la lutte religieuse, — paraît le craindre, non pourtant sans une lueur d’espoir : « Les deux camps, déclare-t-il, demeureront longtemps tels que nous pouvons les observer aujourd’hui, avec de nobles instincts, une assiduité admirable dans l’accomplissement du devoir, et une incompréhension mutuelle passionnée. Si les libres penseurs avaient la voie libre aujourd’hui, ils feraient subir aux catholiques une persécution comme celle que ceux-ci infligèrent aux protestans, lors de la révocation de l’Edit de Nantes. Que les catholiques reviennent au pouvoir, comme ils le souhaitent, et