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de plus en plus je me rendais compte que, autant que tout autre clergé, celui de la France moderne méritait le titre de Révérend. » Et ailleurs : « Si l’efficacité spirituelle, qui ne se mesure pas, est un argument en faveur d’une doctrine spirituelle, l’Église peut se reposer avec joie, pour la paix qu’elle a apportée pour des siècles à l’humanité européenne. Elle n’a pas été la source unique du réconfort spirituel, mais elle a été, de manière incalculable, la plus grande, la plus sûre, la plus compréhensive, la plus générale de ces sources. Le véritable bon sens aurait bien de la peine à nier sa puissance, dans toutes les matières du spirituel. »

D’où vient donc qu’une doctrine si bienfaisante soit aujourd’hui, en France, en butte, non seulement à de pitoyables tracasseries, mais à de véritables persécutions ? M. Barrett Wendell prononce le mot, et si désireux qu’il soit de ne pas prendre parti dans nos querelles intérieures, il ne peut s’empêcher de condamner la chose. « La conduite des libres penseurs, maintenant au pouvoir, dit-il, a ramené ces temps que la tradition historique appelle la persécution. Bien entendu, ils n’ont pas repris les méthodes surannées d’autrefois : ils n’ont tué personne. Mais ils ont confisqué un grand nombre de propriétés ; ils ont fait tout ce qui était en leur pouvoir pour empêcher l’acquisition de nouveaux biens, et, tout en demandant pour eux-mêmes l’absolue liberté de conscience, ils ont inauguré, en fait, une législation qui blesse la liberté de conscience de ceux qui pratiquent. Aucune intolérance cléricale n’a jamais été plus sincère et plus impitoyable que l’intolérance anticléricale de ces derniers temps. » Vous entendez bien : plus impitoyable. Comment expliquer cette criante contradiction ?

C’est que, précisément, la libre pensée, en France, n’est rien moins que la pensée libre : c’est, littéralement, une religion à rebours. Elle a son credo, ses dogmes, ses prêtres et sa liturgie. Elle est fondée sur une idée de la nature humaine qui est le contre-pied absolu de l’idée chrétienne. Tandis que le christianisme admet comme un fait d’expérience la perversité foncière de la nature humaine, la philosophie issue de l’Encyclopédie affirme la bonté native de l’homme et le progrès indéfini par la liberté. Cette dernière conception, chez des esprits froids et terre à terre, semblerait devoir être une de ces opinions purement spéculatives qui demeurent sans influence sur le cours habituel