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d’un commun accord aux caractères fictifs de la littérature et de l’art. Si vivante et parlante qu’en soit l’expression, ce sont avant tout pour eux des abstractions, des cas imaginaires, des symboles. Avec cette tendance à généraliser et à systématiser qui est propre aux Français, auteur et public ont vite fait de dépouiller tel héros de roman de tous les élémens concrets qui l’individualisent, et ils discutent sur son cas, comme s’ils se trouvaient en présence d’une simple expression algébrique. Dans ces conditions, la force de suggestion que possède l’image artistique se trouve réduite au strict minimum, et les inconvéniens moraux que la liberté des peintures entraîne sont singulièrement atténués.

Si donc il y a des pays où, suivant le mot célèbre, la littérature soit l’expression de la société, ce n’est point la France. En France, la littérature exprime, de parti pris, non pas la généralité, mais l’exception. Et tout concourt à entretenir les Français dans cette disposition : leur admirable loyauté intellectuelle, — ce trait, sur lequel il revient souvent, paraît avoir fortement frappé M. Barrett Wendell, — qui leur fait admettre la réalité de choses que l’Anglo-Saxon incline à ignorer ; leur vie très active, très laborieuse qui, aux heures de détente, leur fait rechercher, pour se distraire, des livres où on leur représente ce qu’ils n’ont pas coutume d’observer dans la régularité de leur existence quotidienne. Et ces lectures n’entament pas plus leur moralité intime que les conversations très libres, paraît-il, qu’Anglais et Américains tiennent volontiers entre hommes. « Les Français ont la liberté d’écrire des phrases qu’ils ne prononceraient pas. Les Anglo-Saxons peuvent dire des choses qu’ils n’écriraient pas. » On ne saurait plus galamment et plus impartialement conclure.

M. Barrett Wendell ajoute une dernière considération qui a en effet son prix. Les romanciers et dramaturges en France, à la différence de ce qui se passe dans les pays anglo-saxons, appartiennent d’ordinaire au milieu des artistes. Or, les artistes, en France comme dans tous les pays du monde, ne passent généralement pas pour être des modèles de conduite, et il est assez naturel qu’ils empruntent leurs sujets, et même leur langage, au milieu où ils vivent. Voyez par exemple le cas des deux Dumas. Rien de moins austère que la vie d’Alexandre Dumas père, mais son œuvre, peut-être un peu vulgaire, reste