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américain et anglais, l’écrivain doit se mettre un peu plus en frais pour lui plaire. Et c’est pourquoi la littérature française, moins naturelle peut-être, soumise à plus de conventions, atteint, en revanche, à une perfection de forme qui en rehausse singulièrement la valeur et l’agrément. D’ailleurs, ces conventions, si elles ont passé dans la littérature, se retrouvent aussi dans la vie sociale ; elles font partie des bonnes manières ; elles symbolisent l’effort que l’individu doit exercer sur lui-même pour se rendre agréable à autrui. « La vie française, dans ses détails quotidiens, est plus douce à vivre que la nôtre et beaucoup plus profondément imprégnée des grâces de la civilisation. »

En second lieu, de ce que les mœurs françaises, dans leur régularité habituelle, donnent moins de prise à l’individualisme, il résulte que les infractions à la discipline sociale sont à la fois plus rares et plus graves qu’ailleurs. Elles offrent donc à l’écrivain une matière d’observation psychologique et d’émotion dramatique plus riche que les sujets empruntés à la vie courante ; et comme il n’est pas retenu par les scrupules « pédagogiques » dont s’accommodent les écrivains anglo-saxons, il s’abandonne sans contrainte à son inspiration d’artiste. Et il en vient aisément à cet état d’esprit que M. Barrett Wendell a défini au moyen d’une piquante anecdote qu’il vaut la peine de rapporter. Il y a quelques années, dans une réunion américaine en l’honneur d’un « éminent écrivain français, » — ne s’agirait-il pas ici de M. Paul Bourget ? — on lui demandait pourquoi les héroïnes des romans français avaient une si mauvaise conduite, alors qu’en fait les Françaises étaient de si exquises et honnêtes créatures. Et le romancier parisien, « avec cette délicieuse aisance de gestes et d’expressions » qui sont le charme de la conversation en France, de répondre qu’en effet les Françaises ressemblaient trait pour trait à l’image flatteuse qu’en avait tracée son confrère américain, mais qu’il fallait bien en revenir à un mot de Maupassant, à qui l’on posait un jour la même question : « L’honnête femme n’a pas d’histoire. » La boutade avait d’ailleurs fort scandalisé les interlocuteurs américains de l’homme de lettres français.

Ils se seraient peut-être moins scandalisés s’ils en avaient mieux saisi la portée, et s’ils s’étaient aussi rendu compte de l’exacte valeur que les écrivains et le public français attribuent