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les âmes de l’ile du More fussent instruites et qu’il se sentait dans l’obligation de perdre la vie du corps pour assurer à son prochain la vie de l’âme. Alors ils voulurent bourrer ses poches d’antidotes. Mais il sourit et leur dit seulement que, s’ils le recommandaient à Dieu, leurs prières seraient le meilleur des contrepoisons. Et il gagna la côte redoutable.

Il s’enfonça dans l’intérieur et y vécut trois mois. Il nous a tu ses aventures qui furent souvent celles d’un coureur des bois. Ce que son corps souffrit, il nous le laisse deviner par l’énumération qu’il nous fait de ce qui manque dans ces îles et des périls qu’on y rencontre : elles n’ont ni pain, ni vin, ni troupeaux ; très peu d’eau potable ; une terre volcanique qui s’ébranle à chaque instant ; des chaleurs accablantes ; et les Mores sont aussi impitoyables que les naturels ingrats. Mais comme elles sont fécondes en consolations spirituelles ! « Elles semblent faites à souhait, s’écrie-t-il, pour qu’un homme, en peu d’années, y perde les yeux à force de verser des larmes de joie. » Il ne lui souvient pas d’avoir été ailleurs tant et si continuellement consolé. « Et cependant on n’y marche qu’entouré d’ennemis ou d’amis peu sûrs. Pas un remède pour se défendre des maladies ; pas une de ces choses dont le secours est nécessaire pour entretenir ou protéger la vie. » Jamais il ne fit pareille chasse aux âmes. Dès qu’ils l’apercevaient, les Alforous s’enfuyaient. Il fallait gravir des pentes à pic où frappait le soleil, et s’engager dans des jungles. On arrivait enfin à un village. Sauf la cabane sacrée où pourrissaient les trophées de guerre, les huttes étaient closes. Tout paraissait inhabité et mort. Même aujourd’hui, la venue d’un étranger produit encore chez quelques-unes de ces tribus le même effet que le passage d’un spectre. Il frappait aux portes. Parfois un murmure ou un cri lui répondait ; mais personne ne lui ouvrait. Il les appelait à lui tendrement, aimablement, comme un oiseleur. Une porte s’entre-bâillait. On distinguait debout, armé d’une lance, un homme nu ; derrière lui, une femme effarouchée et des enfans aux yeux ronds. « Peu à peu, nous dit le Père du Jarric, ces barbares, alléchés par sa candeur et débonnaireté, commençaient à s’approcher de lui. Pour lors, le Père les prenait, les embrassait et leur faisait autant de caresses qu’un père à ses propres enfans. » C’est peut-être dans cette attitude, au milieu de ces peuplades dont les pieds touchent les plus bas échelons de