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étaient charmés. « Il y avait sujet de rendre grâces à Dieu, écrira François : sa louange était incessamment sur les lèvres de ce peuple nouvellement appelé à la foi. Les garçons dans les places publiques, les filles et les femmes dans les maisons, les laboureurs dans les champs, les pêcheurs dans leurs barques chantaient, au lieu de leurs chansons coutumières, de pieux cantiques. » Tous les soirs, un homme de la ville, en habit de Confrère de la Miséricorde, recommandait aux prières du peuple les âmes du Purgatoire et ceux qui vivent en péché mortel. Dans les petites cases enfouies sous la verdure, cette voix encourageait les uns à la persévérance et éveillait chez les autres une crainte bienfaisante. Lorsqu’il quitta définitivement Ternate, il voulut embarquer de nuit afin d’éviter les pleurs et les lamentations de ses amis. Précaution inutile ! Il ne put échapper à leurs adieux. Ce Ternate, tant et peut-être si justement décrié par les historiens, c’est tout de même un des rares endroits où nous sommes bien sûrs que, partant la nuit, on alluma des flambeaux et des torches pour le voir plus longtemps et non pour s’assurer qu’il partait.

Sa correspondance si décousue et si incolore, même quand il parle de Ternate, devient subitement plus précise dès qu’il pénètre chez les sauvages. Pour la première fois, il sort des régions indéterminées où les rois, les reines, les princes, leurs cours et leurs peuples semblent empruntés au répertoire des dramaturges espagnols. Pour la première fois, il tient compte de la terre et des mœurs. Évidemment son imagination a été prise. Avant d’aborder au Japon, aucune contrée ne lui a produit une impression aussi vive. Le sauvage commençait à exercer sur les hommes civilisés une attirance qui n’allait que grandir. Il représentait pour l’homme du XVIe siècle un élargissement du monde. Il arrivait sur la scène au moment où l’antiquité renaissait. L’imagination s’étendait à la fois dans l’espace et le temps et découvrait les deux pôles de l’humanité. Mais, avant que, d’une courbe hardie, on eût essayé de les joindre par-dessus le christianisme, avant qu’on eût demandé à l’homme de la nature de nous mieux faire comprendre l’homme d’Homère et qu’on eût cherché dans la sagesse naturelle une nouvelle justification de la sagesse païenne, le missionnaire, comme s’il avait prévu le coup, avait bravé pour le sauvage la mort et, pis que la mort, la torture. Ne soyons pas