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plus les misères et les iniquités que son défunt mari, le sultan Boleije, avait introduites dans son royaume avec ces hôtes insatiables. Ses trois fils étaient morts. On l’avait trimballée de Ternate à Goa, de Goa à Ternate. Et maintenant qu’elle s’était à peine réinstallée sur son trône, un usurpateur, traîné à Goa lui aussi, et investi par le Vice-Roi, était en route et allait décidément mettre au rancart sa vieille majesté. Quand elle fut dépossédée, ruinée, elle se fit chrétienne et bonne chrétienne, peut-être sous l’influence de François, qui ne s’en est pas attribué le mérite, et elle dut au moins à la religion de ceux qui avaient causé ses malheurs la force de les supporter et l’espérance de recevoir une couronne trop haute pour être à leur merci. François avait vu arriver le nouveau Sultan. C’était un homme séduisant et perfide. Il ne disait jamais : le Roi de Portugal, sans ajouter aussitôt : mon Seigneur et Maître, et il cachait bien de l’ironie dans cette expression emphatique de sa servitude. François crut un instant le convertir. Mais, s’il aimait ses entretiens et lui faisait force embrassades, il tenait à Mahomet par les cheveux de ses cent femmes ; et c’étaient des câbles. Puis ses voyages l’avaient rendu très philosophe. Chaque fois que le Père abordait les questions de doctrine, il souriait, les yeux fixés sur ses chaussures de maroquin, et, tout en jouant avec son collier d’or : « Chrétiens et Mores adorent le même Dieu, répondait-il ; je ne doute point qu’ils ne finissent par ne faire qu’un. » Cette curieuse figure ne déparerait pas un conte ou une tragédie de Voltaire. Du reste, il ne demandait pas mieux qu’un de ses fils fût baptisé, pourvu qu’on lui assurât le royaume des îles du More. Et il ne contraria en rien l’action apostolique de François. Les Ternatins étaient mahométans ; mais leur mahométisme n’était pas plus solide que les toits de feuilles de leur mosquée. Ils y avaient été convertis par de gros commerçans mores et surtout par de petits colporteurs qui leur écoulaient la religion du Prophète avec la mercerie et le corail de leur éventaire.

En quelques mois, François transforma réellement la physionomie de cette ville licencieuse. Les femmes du pays épousées par des colons apprirent de lui qu’elles avaient une âme et que même leurs maris en avaient une. Et ceux-ci le leur prouvèrent en restituant aux indigènes déconcertés des biens mal acquis. Toute l’île faillit devenir chrétienne. Les Malais ternatins