Page:Revue des Deux Mondes - 1916 - tome 33.djvu/120

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

marbre la pensée d’un peuple ou que le travail des générations a repétries. Mais les sensations du goût et de l’odorat excitent puissamment les rêves des pauvres êtres de volupté que nous sommes. C’est moins à ses propres malheurs qu’à la muscade et aux clous de girofle que Camoëns doit de nous émouvoir encore. La brûlante haleine des Moluques circule dans les vers où il les célèbre : « Non loin de Tidor apparaît Ternate avec ses volcans qui vomissent des flammes. Vois ces arbres en fleurs dont les boutons parfumés deviendront le prix du sang de tes frères. Suis dans son vol rapide l’oiseau de feu qui ne touche la terre qu’à l’instant où la vie l’abandonne. Les îles de Banda s’embellissent de leurs fruits aux riches couleurs et du plumage éclatant de leurs oiseaux dont le bec hardi arrache au muscadier sa noix odorante... » Mais François eût voulu baptiser toutes ces îles du nom qu’il donnait à la plus sauvage de toutes : il la nommait l’Espoir en Dieu, tant elle lui paraissait pauvre et parce que l’homme qui s’y avançait devait tout attendre du Ciel. Il y toucha les deux extrémités de la misère morale, celle qui vient d’une civilisation dépravée et celle qui naît de la nature. Il passa de l’une à l’autre dans les paysages les plus impressionnans qu’il eût jamais contemplés : des montagnes, des volcans dont les torrens de cendre jonchaient les bois de sangliers brûlés et les grèves de poissons morts, des forêts vierges, des ravins abrupts, un monde que secouent des tremblemens de terre et qui a l’éclat d’une fleur, des flammes infernales et toute la splendeur du matin de la vie.

Depuis l’arrivée des Européens, ces îles avaient une histoire dont les écheveaux d’intrigues trempaient dans le sang. Ou s’était empoisonné, massacré, réconcilié et encore massacré autour des poivriers et des clous de girofle. Sur certains points, les indigènes, de rage, avaient incendié leurs girofliers, qui n’en avaient repoussé que plus drus. Mais ils ne pouvaient pas trop se plaindre : d’abord, ils ne valaient pas plus cher que leurs envahisseurs, puis ils avaient eu la chance de posséder, de 1536 à 1539, un trésor plus rare que leurs épices : un bon capitan, Antonio Galvano. Il succédait à un pillard effronté dont il répara les désordres et dont il fit oublier les crimes et les scandales. On oublia jusqu’au visage du notable musulman de Ternate barbouillé, sur l’ordre de ce tyranneau, avec du sang de porc. Galvano sut contenir les Portugais et toucher le cœur