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incertitudes. Mais ces beaux fruits, qui éclosent et mûrissent en une seconde, et à de si rares intervalles, ne les nourrissent point. Il n’y a pas d’exemple qu’on ait réformé une communauté humaine à coups de miracles ; et ce n’est pas dans ses miracles qu’il faut chercher le secret du charme de François. Du reste, les thaumaturges ne manquaient point en Asie, et les gens qui l’entouraient étaient incapables de distinguer le vrai miracle de ses contrefaçons.

Mais ce que ne possédait aucun marabout, aucun yogui, aucun sorcier malais, ce qui lui attirait le respect des indigènes et la vénération des croyans, c’était, avec l’ardeur de sa charité, la simplicité de son attitude, la douceur de ses manières et ce je ne sais quoi d’impétueux, de jamais lassé, qui donnait tant de vivacité d’esprit à sa patience. Et puis on sentait que cet homme, si peu ménager de son corps, aimait néanmoins la vie d’un immense amour. Les hommes ne suivent et n’exaltent que ceux qui ont passionnément aimé leur bien le plus cher. Peu importe qu’on le dépense sans compter : la prodigalité est marque d’amour. Il y a des façons de se tuer qui rehaussent à nos yeux l’importance prodigieuse que nous attachons au bonheur de vivre. Sur le navire qui menace de sombrer, François s’accroche aux agrès et supplie Dieu de ne pas le rappeler avant qu’il ait subi d’autres tempêtes et encore plus d’angoisses. Chaque minute de la vie est pour lui comme une pièce d’or pour le joueur. Chaque jour qui se lève lui apporte une possibilité merveilleuse de gagner des âmes à Dieu. Il en épie l’aube du sein même de la nuit. Il ne dort pas. Il craint le sommeil qui n’est pas seulement visité de beaux songes et qui souvent ressemblerait à la mort, si la mort était le néant. Il lui dispute des heures pour les ajouter à sa vie et pour qu’elle appartienne davantage à Celui de qui relèvent toutes ses pensées. Est-ce qu’on dort au Ciel ? Et Jésus a-t-il dormi durant son agonie ? Ses voisins de Malaca venaient coller leurs yeux aux fentes de la case de bambou où il se retirait après leur avoir souhaité le bonsoir. Ils le voyaient à genoux devant une table où étaient un crucifix, un bréviaire et une croix voilée. Et, quand sa nature humaine l’emportait, il s’étendait et posait sa tête sur un gros galet noir que les flots de la mer avaient longtemps poli.

Cependant, déçu par la résistance des Malais, il désirait aller vers ces îles dont on lui avait dit que la plupart des indigènes