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de posséder un homme qui marchait accompagné de la bénédiction de Dieu. Les soldats s’arrêtaient de battre les cartes quand il approchait ; mais il les priait en souriant de jouer tout à leur aise, ce qui valait beaucoup mieux que de courir les tripots et autres lieux déshonnêtes ; et, debout derrière eux, il s’intéressait à leur partie. Il fréquentait chez l’un et chez l’autre ; il assoupissait les discordes ; il s’ingéniait à ramener la décence dans les maisons dont il devenait le familier. Il était souvent invité chez un paillard qui entretenait un joli lot de jolies esclaves, et, chaque fois qu’il y dînait, il obtenait de lui qu’il en renvoyât une : « Allez, allez, lui disait-il avec bonne grâce, vous n’en avez pas besoin de tant pour vous mener en enfer. » Il n’était jamais dur pour les vieux pécheurs ; mais il devinait leur rechutes ; et la surprise qu’en éprouvait le coupable était le commencement de son repentir. Témoin Juan de Eyro dont l’histoire est une des plus charmantes de ces Mémorables.

Juan de Eyro, marchand portugais, avait rencontré François à Ceylan en un temps où, fatigué de ses trafics, et sa fièvre de lucre étant tombée, le désir lui était venu de prendre sa retraite dans le service de Dieu. Mais François se défiait de ces vocations d’arrière-saison ; et il les encourageait moins vite qu’il ne baptisait les Macuas. Il lui promit de le confesser plus tard à San Tome de Meliapor. Juan de Eyro arriva à Meliapor, se rendit à la demeure du Père, et sa confession dura trois jours. Il n’en fallait pas moins pour le faire sortir, comme il dit, de la gueule du diable. Et sachez au surplus qu’un homme de condition distinguée, Juan Barbudo, qui n’avait pas communié depuis quinze ans, dut se confesser, lui, pendant quinze jours avant de recevoir le Saint Sacrement. Ce n’était pas une petite affaire que de récurer les âmes de ces rudes trafiquans. Une fois confessé, Juan de Eyro s’était dépouillé de ses biens, mais pas absolument de tous. Le diable l’attendait là. Il retomba dans ses vices et dans l’amour du commerce. Il acheta un bateau et secrètement prépara sa fuite. Au moment où il embarquait, un jeune garçon accourut et lui cria : « N’êtes-vous pas Juan de Eyro ? » — « Je le suis. » — « Eh bien ! le Père vous demande. » Juan regarda la mer toute bleue, son bateau, son équipage et le sourire de ses péchés. Il se tourna un instant les pouces, puis il soupira et répondit : « Eh bien ! j’y vais. » François l’attendait sur le perron de la véranda et lui dit trois fois en secouant