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végétation luxuriante. La campagne n’était point peuplée à cause des tigres si nombreux qui descendaient parfois, la nuit, au milieu de la ville. Les aborigènes, les Sakai, qui ne sortent point de leurs forêts, nichaient dans leurs arbres. Une fois leur échelle retirée, ces êtres pacifiques et farouches pouvaient dormir en paix. L’air, continuellement rafraîchi par les brises de la mer, ne passait pas pour malsain, bien qu’on nous parle beaucoup à cette époque de miasmes et de marécages. Cependant l’aventurier hollandais Matelief, qui, en 1606, donna de rudes assauts à Malaca, vantait la salubrité de son climat ; et ce climat n’avait pas dû changer depuis un demi-siècle, à moins que le sang qu’il y avait fait couler ne l’eût purifié.

La population flottante se composait d’Hindous, de Javanais, d’Arabes, de Chinois. Les Chinois, dont l’invasion irrésistible recouvre les villes mortes comme les villes naissantes, n’y avaient pas pris la prépondérance qu’ils ont acquise depuis. Mais, fort mécontens de l’ancienne domination malaise, ils avaient applaudi aux canons d’Albuquerque et lui avaient promis de revenir en nombre, quand il se serait emparé de la ville. Le commerçant chinois est homme de parole ; et il s’était fait l’ami des Portugais comme il est à présent celui des Anglais. Loin de la communauté chinoise, soustrait à la tyrannie de l’opinion s( forte chez les Orientaux, très peu versé dans la connaissance de ses philosophes, et n’ayant guère, au milieu de toutes ses superstitions, de culte réel que celui des Ancêtres, on pouvait l’amener avec douceur et précaution à une religion dont son intelligence était capable de comprendre la générosité et qui ne s’opposait point à ses intérêts commerciaux. François compta parmi ses néophytes des Chinois assez cossus. Quant aux Malais, la plupart s’étaient enfuis, puis ils étaient revenus, mais, pas plus que le sultan de Djohore, ils n’oubliaient le massacre de leurs frères. Ils avaient reconstruit leurs mosquées, car ils étaient tous sectateurs de la Loi du Prophète ; et ils avaient repris leur vie seigneuriale, de fainéantise. Ils ne s’abaissaient point à des métiers subalternes, et le plus pauvre d’entre eux n’eût point consenti à se charger d’un fardeau. C’est une race obséquieuse, mais au fond très indépendante, vaine et vindicative, prompte à jouer du poignard, plus habile à distiller du poison. Leurs beaux kriss, dont ils doraient et empoisonnaient les lames ondulées, symbolisaient fort bien leur âme fastueuse,