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Il était très précieux aussi, quand le navire errait à l’aventure et que les pilotes découragés croyaient avoir perdu leur route. Il les remontait et leur annonçait la terre bien avant qu’ils pussent la découvrir. « Demain, nous serons à Amboine, » leur disait-il ; et, le lendemain, on voyait émerger de l’horizon monotone le fortin portugais et la ligne pâle des girofliers. Les témoignages abondent sur ce don de seconde vue qui lui dictait parfois des mots et des actes dont on ne comprenait la raison que longtemps après. Et naturellement ce n’était pas toujours pour lui une cause de joie, car tous ces dons exceptionnels sont frappés d’un lourd impôt de souffrances. Pendant les nuits sereines, il restait en prières ; et les hommes de quart avaient vraiment l’impression qu’il faisait son quart lui aussi et que le navire était en bonnes mains.

Sa réputation l’avait précédé à Malaca. Devant cette baie vaste, peu profonde et presque déserte de la péninsule malaise, où les paquebots jettent l’ancre à une lieue au moins de la côte, on ne peut guère se rendre compte aujourd’hui de ce qu’était au XVIe siècle le port de Malaca. Les vaisseaux pressés y formaient une ville plus grande que la ville. Il en venait de partout, des Moluques, des Célèbes, de la Chine, du Bengale, de l’Inde, de l’Ethiopie ; et quand Albuquerque, en 1511, avait bombardé cet entrepôt d’épices et de soieries et en avait chassé le Roi, ses troupes malaises, ses régimens javanais et ses éléphans, il avait fait à sa patrie un présent qu’il ne lui restait plus qu’à mériter. Hélas ! la conquête, commencée par un saccage, se poursuivait dans les exactions et dans les plaisirs, mais sous des menaces qui ne désarmaient pas.

Les Portugais s’étaient fortifiés sur la petite hauteur qui domine le rivage. On y voit encore les épaisses murailles de l’église Notre-Dame et la porte de la citadelle qu’ils avaient bâtie avec les pierres des mosquées et des sépulcres royaux. Un rempart les défendait du côté de la mer ; un autre, du côté de la rivière qui séparait autrefois comme aujourd’hui la ville européenne de la ville asiatique. Derrière leurs bastions et leurs boulevards, à perte de vue, jusqu’aux collines lointaines, on n’apercevait qu’un océan de verdure et le désordre orageux des cocotiers. Le long de la rivière et du rivage s’entassaient les faubourgs. Des maisons de plaisance et de pauvres cabanes bordaient les chemins de terre rouge qui s’enfonçaient sous la