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route des rires ou des cris féminins, des bruits de musique, des parfums de toilette et des fumets de bombance ; donnez-lui, dans la sombre verdure, un hameau de huttes primitives que garde un fétiche : et bientôt les mariniers chanteront des cantiques ; les marchands se confesseront ; des maisons de la petite ville on verra sortir, par la porte de derrière, les servantes inutiles emportant leurs boîtes de fard et leurs rebecs, et par la porte de devant le maître et la vraie maîtresse, légitimement unis, qui se rendront à l’église ; et les sauvages devant les débris de leur fétiche riront.

Les navigations étaient très dures. En ce temps-là on n’avait pas autant d’amour-propre qu’aujourd’hui. Aux heures critiques, l’équipage, les passagers et le capitaine pleuraient à chaudes larmes. Ils juraient au bon Dieu, s’il les sauvait, de ne plus jamais remettre le pied sur le pont d’un bateau. Ils jetaient à la mer leur riche cargaison et leurs mauvais désirs. François, lui aussi, connut l’épouvante des gouffres entrevus aux lueurs des éclairs. Il se confiait à la garde des anges, des patriarches, des prophètes, des apôtres, et des saints qui vivent dans la gloire du Paradis ; et, parmi ces saints, il mettait en première ligne l’âme bienheureuse du Père Le Fèvre dont il avait récemment appris le retour au ciel. Au-dessus des flots déchaînés, où ses yeux apercevaient l’image transfigurée de son ancien compagnon de Sainte-Barbe, d’autres missionnaires virent plus tard la sienne. Mais ils n’avaient pas mangé avec lui ce pain de l’école dont le goût ne s’oublie jamais, ni avec lui causé, plaisanté, prié et dormi. Peu d’hommes ont eu la grâce de pouvoir recourir, dans de pareilles affres, au patronage céleste d’un ami de leur jeunesse. Quand nos amis à nous deviennent de grands personnages, des ministres ou des ambassadeurs, l’honneur et les faveurs que nous en retirons nous abandonnent, dès qu’il s’agit de la seule chose qui compte dans la vie, et qui est la mort. François partageait donc les craintes qui se démenaient et criaient autour de lui ; mais, à mesure qu’il priait, il éprouvait de vives consolations, et il ne demandait plus à Dieu de le sauver du naufrage que pour le réserver à d’autres tempêtes où il dût mieux le servir. Il le servait pourtant en celles-ci : sa douceur envers la rage des flots se communiquait peu à peu aux gens du bord ; et la fureur de la tourmente portait son exemple et sa parole jusqu’au fond des cœurs.