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NOTES D’UNE INFIRMIÈRE À MOUDROS

que je peux en avoir besoin... Aujourd’hui, ce temps-là, fichu temps pour les sous-marins !

Il disait cela en regardant la mer... Il parlait à la manière des marins qui semblent toujours s’adresser à la grande bleue, et répondre à une question que seuls ils auraient entendue.

Le commandant Vesco n’abandonnait toujours pas son poste, et je me demande, pendant ces cinq jours que dura la traversée, comment il put résister. Nous faisions d’immenses détours pour dépister l’ennemi... Chaque soir, je m’en venais là-haut, nous nous y retrouvions nombreux, car tous, nous étions une même famille, car tous me considéraient absolument comme une des leurs, et j’avais beau me dérober... j’avais fait campagne, moi aussi... Oh ! il n’y avait pas moyen de se défendre... On disait : nous... Nous étions un bloc, le bloc de l’Orient, dont on parlait sans cesse... Car on parlait de tous les camarades que l’on avait laissés là-bas, des morts comme des vivans. On riait avec de bons rires émus des souvenirs que l’on avait amassés, et c’était sain, et c’était jeune, et c’était réconfortant, et c’était toute la France !

Ceux qui n’ont pas vécu cette vie-là ne peuvent pas savoir l’impulsion qu’elle donne à l’âme. C’est une porte qu’on ouvre.


La Provence a été coulée à son voyage de retour : on la guettait depuis longtemps... Le commandant Vesco est mort, héroïquement et simplement, aussi simplement qu’il avait fait son devoir jusque là. Quand on l’a connu, sa fin n’étonne pas... Cet « Adieu, mes enfans » qu’il a jeté à ceux qu’on sauvait, cet adieu, c’était lui. Il est resté accroché à sa passerelle, surveillant tout, jusqu’au bout... refusant d’être sauvé, lorsqu’il aurait pu l’être... Pourtant, il était heureux. Il avait une femme qu’il adorait, deux enfans dont il était fier... Mais l’amour de son pays primait tout.

Avec lui sont morts plusieurs des officiers que j’avais connus à bord, car plusieurs reprenaient la Provence... Puissent-ils avoir trouvé en France les joies qu’ils méritaient et puissent-ils emporter avec eux toute notre immense reconnaissance et tout notre douloureux respect !


JEANNE ANTELME.