Page:Revue des Deux Mondes - 1916 - tome 32.djvu/883

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
879
NOTES D’UNE INFIRMIÈRE À MOUDROS

Mais le Bouvet, lui, qui avait repris notre place, n’avait pas tardé à avoir deux incendies à bord et sa pauvre tourelle avant mise hors de combat. Cela ne l’empêchait pas de continuer son travail comme s’il n’en était rien.

Notre Suffren revint, reprit son poste, sur lequel l’ennemi n’avait pas manqué, comme bien vous devez le penser, de régler son tir. En moins d’un quart d’heure, nous avions reçu une douzaine de gros projectiles dont l’un glissa dans la casemate 10 et la tourelle 6. Nous eûmes là douze hommes tués... On avait vu de grandes projections de flamme et de fumée dans les soutes à munitions de bâbord et les chaufferies incendiées dans les entreponts. Mais surtout le circuit de conduite du tir à bâbord, bord armé, était complètement mis hors d’usage...

Et ce n’était pas fini. Nous n’avions pas cessé de tirer, lorsqu’une voie d’eau se déclarait à bâbord avant. On en déduisit que les soutes bâbord avaient dû être noyées et le bâtiment commença à s’incliner légèrement... La cheminée avant était presque démolie à sa partie inférieure... Nous autres, on entendait toujours le vacarme, on sentait le bateau qui s’inclinait, mais on n’avait pas peur.

Le pauvre Bouvet, malgré les coups qu’il avait reçus, vint immédiatement à notre secours, pour nous permettre de reprendre du champ et présenter tribord au but. Il continua l’attaque sans la moindre défaillance. Vers 13 h. 45, nous nous apprêtions à le remplacer encore une fois, lorsque l’amiral de Robeck, se rendant compte du feu intense auquel la division française était soumise, nous signala de nous retirer. La place allait être occupée par les cuirassés anglais de relève qui arrivaient en ce moment-là dans les Détroits...

Notre Suffren et le Bouvet avaient pris quelque chose, c’était incontestable. Ils avaient des morts, des blessés... Mais ce qui était important, surtout, c’est qu’ils avaient bien exécuté leur mission. Nous avions, c’est vrai, subi, sans faiblir, non seulement le feu concentré des cinq grands forts des Narrows, mais aussi celui des batteries rudement bien armées de Dardanus, de Soah-Déré, de Sephez et de la Quarantaine. Et aussi, nous avions eu les canons de campagne. Tout cela faisait un ensemble qui réunissait bien vingt-cinq pièces battantes de gros calibre (24 centimètres et 35 centimètres), à peu près autant de 15 centimètres. Je ne crois pas exagérer en évaluant à