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NOTES D’UNE INFIRMIÈRE À MOUDROS

se fractionna donc en deux sections : l’une devait opérer le long de la terre, sous la presqu’île de Gallipoli ; l’autre, nous autres, le long de la côte asiatique. Vous savez, cette belle côte qui s’allonge et sur laquelle on trouve de si jolies lumières ! Mais ce jour-là, elle était spécialement dangereuse ; aussi notre amiral, qui n’avait point peur et qui se connaissait en bravoure, la revendiqua pour sa propre section Suffren-Bouvet.

Maintenant que nous étions en plein dans l’action, nous nous rendions compte des difficultés. On était tout près des mines ; l’eau près de terre n’avait presque pas de profondeur ; et comme nous étions obligés de conserver notre objectif et qu’il fallait bien le battre avec toute notre bordée, cela n’était pas très commode. Pensez à la petite marge qui existait entre la limite ordinaire de nos pièces, les moyennes, et la distance initiale du tir si rapidement augmentée par le courant. Tout cela constituait un ensemble de circonstances qui enserraient de plus en plus nos mouvemens, — si bien que notre champ d’action se trouva réduit à un point presque mathématique. Le bâtiment qui avait mission de tirer sur les grands forts devait stopper bien qu’il dérivât par ailleurs… Le second cuirassé, lui, tout en restant à peu près sur place à 500 mètres en aval, devait tirer sur les batteries secondaires tout en restant prêt à venir à notre aide et nous relever…

D’ailleurs, les chefs, et c’était convenu d’avance, avaient décidé des mutations tant pour nous permettre d’équilibrer les fatigues de notre artillerie que pour nous permettre de remonter le courant — sans avoir pour cela à interrompre le tir.

Vous voyez : le Suffren et le Bouvet étaient le point de mire des trois grands forts de la côte d’Europe (Yeni-Medjidie, Hamazieh, Roumeli-Hamadieh), Les trois plus grands forts ! On savait très bien qu’on ne pouvait lutter avec succès qu’avec un seul des deux grands forts d’Asie, Chanack et Hamidieh d’Asie. Quant aux batteries de Soan-Dere et de Dardanus, on savait aussi qu’elles ne se laisseraient pas battre si facilement, car elles étaient rudement bien armées, et surtout qu’elles étaient soutenues par des pièces de campagne…

Mais cela ne faisait rien : on était décidé à lutter. On se disait que l’affaire serait des plus chaudes, qu’un tas de difficultés allaient surgir, — tant pis, il fallait y aller et on y allait