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ou insouciante de sa gloire ! De toutes les impassibilités auxquelles se heurte le paradoxe de M. Demblon, celle-ci nous parait la plus simple et la plus décisive.

Elle s’aggrave encore, — et nous terminerons par là, — de la question des manuscrits. Tout le monde sait qu’il n’en reste rien, pas une ligne. Le fait s’explique assez aisément pour William Shakspeare de Stratford, qui les avait probablement laissés à sa troupe, puisqu’elle continua de jouer ses pièces après sa retraite. On a supposé qu’ils avaient pu être détruits dans l’incendie du théâtre du Globe en 1613. Bien d’autres causes expliqueraient une disparition contre laquelle rien ne les défendait spécialement et du même coup les longs délais qu’exigea la préparation de l’in-folio de 1623. Il fallut les rassembler s’ils étaient dispersés, les reconstituer s’ils étaient perdus, et mettre à contribution, dans ce dernier cas, les copies de rôles. Mais si l’on admet avec M. Demblon que l’in-folio de 1623 soit dû aux soins de la famille et des amis, sous la direction ou le contrôle de Francis Manners, frère du défunt, tout devient inexplicable, et le retard de onze années et la disparition des manuscrits. A qui fera-t-on croire que les archives de Belvoir auraient tout gardé, sauf cela ?

Les deux volumes de M. Demblon ne prouvent donc pas ce qu’ils prétendent prouver, malgré la répétition des formules comme : « est-ce assez révélateur ? » « nul doute n’est possible, » — ou « la cause est surabondamment entendue. » Et ce ton si tranchant n’est pas leur moindre défaut. L’auteur oublie qu’une hypothèse comme la sienne se présente en solliciteuse et nous demande d’examiner ses titres. Il renverse les rôles et traite de haut les travaux des « Shakspeariens, » cet immense et patient effort de la critique shakspearienne pendant un siècle. Il en a particulièrement contre son représentant le plus qualifié à l’heure actuelle, sir Sidney Lee, qu’il considère comme la personnification de l’erreur et sur lequel il épuise les ressources de son ironie. Or, c’est au contraire à cet admirable biographe de Shakspeare, à la nouvelle édition, revue et augmentée, de son livre si consciencieux, si minutieux, si méthodique et si prudent, si scrupuleux sur les textes et les faits, si ingénieux à la fois et si réservé dans la conjecture [1],

  1. Sir Sidney Lee : A Life of William Shakspeare. New édition, rewritten and enlarged. Smith, Elder and Co. Londres, 1915.