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mal. Le Shaxper illettré et grossier, le « boucher de Stratford » incapable de signer son nom et réduit aux plus bas emplois, quel singulier truchement pour lord Rutland ! Ni un seul camarade du rustre, ni un seul contemporain du grand seigneur n’auraient pu s’y laisser prendre. La supercherie aurait été découverte tout de suite, et il y serait fait quelque allusion.

D’autre part, il y a des témoignages formels, s’ils sont peu nombreux, sur des représentations, notamment devant la Cour, où Shakspeare paraissait au premier plan. Mais M. Demblon a une réponse toute prête. Il a remarqué que ces représentations coïncident toujours avec la présence de lord Rutland à Londres : c’est lui qui jouait ces jours-là. Et M. Demblon ne se demande pas comment son héros, si soucieux de garder l’incognito, aurait commis une imprudence pareille et emprunté pour paraître sur la scène le nom de son prête-nom. Etranges effets d’une conviction irréfléchie, d’un parti pris obstiné et du vertige où peut entraîner un paradoxe !

La chronologie des pièces, dans la mesure même où elle est maintenant au-dessus de toute discussion, nous obligerait d’admettre, — et M. Demblon ne le conteste pas, — que Rutland en avait composé quatorze, outre les deux poèmes et la plupart des sonnets, à l’âge de vingt-deux ans, à travers ses voyages, études de droit, maladies et autres empêchemens. Comme divertissement d’étudiant, c’est un résultat invraisemblable.

Mais ce qui l’est davantage, l’objection qui, à elle seule, paraît suffisante pour ruiner toute la thèse, c’est qu’il ne soit resté aucune trace du « grand secret, » comme dit M. Demblon, dans les archives de Belvoir, aucune tradition qui s’y rapporte dans la noble maison des Rutland. Quelles que soient les raisons qui eussent dicté sa conduite au comte Roger, elles n’auraient certes pas duré toujours. Voilà une grande famille qui a continué d’exister, de vivre sur les mêmes terres, dans la même résidence, sans autre changement que de s’élever au plus haut rang de la pairie : les comtes sont devenus les ducs de Rutland. Le château de Belvoir, édifice admirable, est renommé pour ses galeries de peinture ; la Commission des manuscrits historiques a publié en 1889 un recueil de ses archives. Lady Victoria Manners a donné dans le « Journal de l’Art, » Art Journal, en 1903, un article sur les monumens de sa Maison, Rutland Monuments. Et c’est une telle Maison qui serait à ce point ignorante