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Shaksper ou Shaxper, le « stratfordien » obscur, et d’autre part, sous son pseudonyme de Shakspeare, le poète mystérieux.

Ils ne se ressemblent guère, nous dit-on. Le peu de renseignemens que nous avons sur « l’homme de Stratford » ne nous permet même pas d’assurer qu’il savait écrire, et on a soutenu que ses prétendues signatures, — seuls autographes du poète, — étaient de simples mentions de nom au bas d’actes légaux. Qu’aurait-il appris en tout cas dans une école primaire de village d’où il sortit, d’après les témoignages les plus favorables, vers l’âge de treize ans ? Une vieille tradition de Stratford nous le montre garçon boucher. Son mariage, à dix-huit ans et demi, avec une paysanne de huit ans plus âgée que lui, et qu’il avait séduite, correspond bien à l’idée qu’on peut se faire de ce gaillard mal dégrossi. Il traîne alors deux ou trois ans dans sa bourgade natale, puis disparaît. Nous le retrouvons à Londres six ou sept années plus tard. Qu’a-t-il fait durant cet intervalle ? Son apprentissage d’acteur et d’auteur ? Gardons-nous bien d’admettre une hypothèse aussi simple qui tendrait précisément à diminuer ce précieux désaccord entre l’œuvre et la vie, dont la question shakspearienne a besoin. Ceux qui l’ont soulevée et qui, tout à l’heure, vont se piquer de la résoudre, inclinent à croire que, pendant les cinq ou six années où l’on perd sa trace, le nommé Shaxper dut vivre en vagabond, s’enrôler peut-être comme soldat, voire faire partie d’une bande de voleurs. Quelques-uns vont jusqu’à le reconnaître dans le personnage de Fly (prologue de La Mégère apprivoisée) et dans celui de Falstaff.

Donc, vers 1592, Shakspeare échoue à Londres et y vit misérablement jusqu’au jour où le rôle de prête-nom lui apporte l’aisance. Il reparait alors dans sa ville natale, sollicite des armoiries, qu’il obtient après trois ans de démarches, en 1599, grâce à la condescendance dédaigneuse de ses patrons, et finit par se fixer à Stratford, en 1611. On sait aussi qu’il logea dans sa maison de New Place le greffier municipal, Thomas Greene, dont il avait besoin, en sa qualité d’illettré, pour l’assister dans ses affaires, ventes de blé, de malt, de laine et prêts d’usurier, dans ses procès aussi, où se révèlent une prudence rusée et une impitoyable avarice. Il vécut ainsi ses dernières années en bourgeois gentilhomme de petite ville, vaniteux, égoïste et ignorant, grossier par-dessus tout et se délectant à la taverne,