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REVUE DES DEUX MONDES.

Derrière nous une explosion retentit : c’était le feu d’une des batteries que nous avions dépassées. La réponse allemande ne se fît pas attendre, et ce dialogue assourdissant dura vingt minutes. La canonnade était presque incessante : il semblait que la mitraille traçât un arc de fer dans l’air pur au-dessus de nos têtes. Nous pouvions suivre le son de chaque décharge depuis son départ jusqu’à l’éclatement final dans les tranchées. Il y avait quatre phases distinctes : le fracas aigu du canon qui part, le grondement furieux et prolongé au-dessus de nos têtes, le bruit déchirant de l’obus qui éclate, — enfin le roulement répété par les échos de colline en colline. Voilà ce que nous entendions, terrés sous les sapins : quand nous regardions entre les branches, nous ne voyions qu’un peu de fumée blanche et une flamme rouge sur la colline, suivie, une minute plus tard, par un geyser de fumée fauve.

Un déluge soudain nous ramena à nos mules, et c’est à travers des torrens de boue que nous descendîmes du haut de la montagne. Il tombait sans cesse de telles trombes et de telles cataractes que la montagne même et ses rochers semblaient se fondre sous une cascade de boue. Nous rencontrâmes des chasseurs alpins qui montaient, enduits jusqu’à la ceinture d’une croûte de boue et d’argile : les mules qu’ils conduisaient en étaient à ce point couvertes qu’elles semblaient des ébauches de terre glaise qu’un sculpteur viendrait de dépouiller de leurs linges mouillés. Plus bas, nous arrivâmes à un autre établissement de « cabanes de trappeurs » trempant et nageant dans une telle humidité que nous eûmes une idée de ce que peuvent être les mois d’hiver, sur cette partie du front. Plus de soldats gaîment occupés à polir leurs armes, à charrier des fagots, plus de flâneurs bavardant par groupes : chacun s’était blotti de son mieux sous l’abri douteux des bâches détrempées ; toute l’armée était rentrée dans ses terriers.

Belfort, 17 août.

Un rayon de soleil nous accueille à Belfort. La cité invincible se cache discrètement derrière ses glacis verts et ses portes écussonnées ; mais son lion célèbre la garde sous la citadelle. Doré par les reflets du soleil couchant, fièrement étendu en haut de son repaire rouge au pied du fort, il peut presque se déclarer le digne descendant de ses ancêtres de la