Page:Revue des Deux Mondes - 1916 - tome 32.djvu/814

Cette page a été validée par deux contributeurs.
810
REVUE DES DEUX MONDES.

arbres dans des stalles creusées à des niveaux différens. Tout près, il y avait des abris pour les hommes et quelquefois un village de « cabanes de trappeurs : » c’est ainsi que les officiers appellent dans ce pays-ci les cabanes construites avec des troncs d’arbres. Il y règne toujours une animation extraordinaire : hommes nettoyant leurs armes, traînant des matériaux pour construire de nouvelles cabanes, lavant ou raccommodant leurs habits ; « cuistots » descendant de la cuisine la soupe fumante dans de grandes marmites à deux anses. La cuisine est toujours dans la partie du camp la mieux protégée et généralement à quelque distance en arrière. D’autres soldats, leur service terminé, flânent par groupes, fumant, bavardant ou écrivant laborieusement à ceux qu’ils ont laissés chez eux avec des stylos sur des carnets, souvenirs des hôpitaux où ils ont été soignés. Il y en a de penchés sur l’épaule d’un camarade qui a eu la chance de recevoir un journal de Paris ; d’autres s’esclaffent ensemble à la lecture des plaisanteries de leur propre journal, l’Écho du Ravin, le Journal des Poilus ou le Diable Bleu ; feuilles locales imprimées sur du papier écolier, illustrées de dessins comiques et débordant de la gaîté des tranchées.

Plus haut, aux confins de la prairie, l’officier qui marchait en tête nous fit signe de descendre de nos mules et de grimper à sa suite. Nous avançâmes pliés en deux sous les arbres, à travers une broussaille particulièrement épaisse, palissade de branches entrelacées pour masquer les gueules d’une batterie. Tout autour de nous dans la forêt ces grands canons étaient blottis comme des fauves prêts à bondir, — et près de chaque canon était son canonnier, fier de son 75 comme un nouveau marié de sa jeune épouse.

Nous continuâmes longtemps notre ascension jusqu’au plateau des Hautes-Chaumes desséché par le vent et le soleil, l’un des points les plus élevés du pays. Nous avions laissé la forêt au-dessous de nous, il n’y avait plus autour de ce sommet de gazon qu’une ceinture de sapins rabougris. On attacha les mules sous les arbres et notre guide nous mena auprès d’une borne d’aspect insignifiant, à demi cachée dans l’herbe. D’un côté, on y lisait la lettre F ; de l’autre la lettre D : c’était là, jusqu’à l’an dernier, qu’était la frontière entre les deux pays ennemis. Depuis lors, sur certains points, cette ligne avait été bien reculée ; mais là, nous étions encore à portée des canons