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VISITES AU FRONT.

mots qui reviennent sans cesse sur leurs lèvres : « Mes hommes. »

Après la revue, nous allâmes au quartier de l’amiral Ronarc’h dans les dunes ; et de là, après une courte visite, au quartier général d’une autre brigade. Nous étions dans un pays de dunes, où poussaient de grêles tamaris et des bouquets de peupliers courbes par le vent comme des blés. On voyait les toits de quelques villas. Nous nous arrêtâmes devant l’une d’elles et on nous mena dans un salon plein de cartes et de photographies d’aéroplanes. Un des officiers de la brigade téléphona pour demander si la voie était libre pour Nieuport. On répondit que nous pouvions passer. Notre route traversait le « Bois triangulaire, » qui est exposé à un bombardement constant. La plupart des pauvres arbres, grêles comme des fuseaux, gisaient misérablement renversés, et des crevasses noircies et déchiquetées témoignaient de la fréquence des obus. Quand les bombes s’attaquent à de grandes futaies, les beaux troncs étendus ont la majesté d’un temple en ruines ; mais il y avait quelque chose de lamentable et de presque humain dans les restes des maigres arbrisseaux du Bois triangulaire : on eût dit les corps massacrés d’un régiment de tout jeunes soldats.

Quelques kilomètres encore, et nous étions à Nieuport, la plus lamentable des villes martyres. Elle n’est pas vide comme Ypres : des troupes sont logées dans les caves, et à l’approche de notre automobile, nous vîmes des zouaves à la figure épanouie sortir de terre comme des fourmis. Mais Ypres est majestueuse dans la mort ; et le pauvre Nieuport a quelque chose de petitement sinistre. Autour de ses monumens du Moyen Âge qui font centre, une ville moderne a surgi, et on ne peut rien imaginer de plus étrange que le contraste entre ces lacis de rues et de maisons mesquines et les ruines de la Cathédrale gothique et du Marché aux draps. On croirait voir des débris de jouet à côté de vestiges préhistoriques.

La partie moderne de Nieuport semble être morte, tordue par de douloureuses convulsions : telles sont les contorsions et les contractions des maisons qui tendent leurs tuyaux de cheminée et leurs solives dans un geste d’appel désespéré. À gauche, une ligne de maisons estropiées semble une procession de mendians appuyés sur des béquilles : elle mène à la ruine imposante de la Tour des Templiers. À droite, la plaine s’étend jusqu’à des tas de décombres qu’on a peine à distinguer et qui