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grimpa dans la charrette et sur ce clavier à demi défoncé tapota je ne sais quel refrain banal ; et ce bruit vulgaire nous fît rire : c’était comme un soulagement. Nous repartîmes et rentrâmes dans la solitude absolue. Nous avions vu bien des villes démolies ; mais aucunes ruines ne ressemblaient à celles-ci. Les villes de Lorraine ont été minées, brûlées, détruites ; les plus dévastées ressemblent à des carrières ; les moins maltraitées rappellent Pompéi. Rien ne donne une idée d’Ypres telle que l’a faite le bombardement : : les murs extérieurs des maisons tiennent encore debout, si bien que de loin on dirait une ville vivante ; quand on approche, on découvre un cadavre de ville. Plus un carreau aux fenêtres, plus un toit sur les bâtimens. Dans certaines maisons, les façades ont été enlevées, laissant apparaître les étages, comme pour la mise en scène d’une pièce de théâtre. Dans ces intérieurs mis à nu, les pauvres pénates semblent cligner des yeux, comme des hiboux surpris dans le creux d’un arbre. Tous les souvenirs d’une humble vie de famille sont restés accrochés aux murs : des photographies démodées de messieurs à favoris se fanent sur des papiers à fleurs ; des statuettes de piété languissent sous des globes de verre, des dentelles fausses pendent sur des canapés de peluche ; des brevets jaunissent sur les murs des études et des bureaux.

Tout cela est si paisible, silencieux et intime qu’on ne serait pas surpris de voir tous ceux qui ont habité ces intérieurs y revenir pour reprendre leur vie de chaque jour. Mais voici que les canons recommencent à tonner tout le long des lignes anglaises ; tous ces objets familiers s’agitent et tressautent sur les murs dévastés.

Nous arrivions sur la place de la Cathédrale, lorsque la canonnade se fit entendre. Ce qui distingue cette ville entre toutes, c’est que détruite elle reste debout. Les murs de la Cathédrale, la masse imposante du Marché aux draps, se dressent toujours au-dessus de la grande place avec une majesté dédaigneuse qui donne le ton à notre compassion. La noblesse de ces façades, si fières dans la mort, me rappelle une phrase employée par le ministre des Affaires étrangères de Belgique peu après la chute de Liège : La Belgique ne regrette rien ; phrase qui devrait servir de devise à la cité d’Ypres, le jour où elle se relèvera.

Nous allions partir quand nous entendîmes au-dessus de