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Je le vois si clairement, à cette minute : tout notre malheur vient de là, vous vous êtes tue avec moi, toujours, vous avez toujours senti en dedans. Il y a dix ans que nous sommes mariés, et jusqu’à votre cri de révolte, tout à l’heure, je ne vous connaissais pas. Ah ! pourquoi ne l’avez-vous pas poussé plus tôt ? Quand vous avez trouvé cette lettre, pourquoi ne l’ai-je pas su ? Je ne serais pas rentré ici dans le mensonge.

BERNARDINE.

Vous n’y seriez peut-être pas rentré du tout. Mais ce n’est pas la crainte que vous me préfériez votre maîtresse qui m’a fait me taire. Je vous savais là-bas, blessé, prisonnier, misérable. Je n’ai pas pu supporter que vous eussiez une peine de plus, et par moi. Julie vous écrivait. Je n’ai pas voulu qu’elle vous écrivit cela. Je me suis tue aussi avec elle. Dans quelle agonie !

VAUCROIX.

Mais hier, quand vous m’avez vu libre, guéri, et qu’elle a, brutalement annoncé sa visite pour ce matin, vous pouviez me parler !...

BERNARDINE.

J’étais trop émue de vous revoir. Où aurais-je pris l’énergie de provoquer une explication, dont vous voyez qu’elle me supplicie, qu’elle me brise ?... Et puis, je vous retrouvais si sérieux, si grave, si pareil à l’idée que vos lettres et les récits de votre ami Richard m’avaient donnée de votre bravoure. Je me disais : « Il a tant changé ! La guerre, la souffrance, le sacrifice ont tellement exalté le meilleur de lui ! Peut-être ne voudra-t-il plus de sa vie d’autrefois ? Car enfin, ce n’est pas courageux, ce n’est pas héroïque de tromper une pauvre femme qui croit en vous, et c’est un héros ! Notre propre noblesse nous oblige à nos propres yeux. Il tiendra pourtant à cœur d’être digne de lui-même. S’il en finit spontanément, à quoi bon avoir prononcé de ces mots qui rendent si difficile l’existence commune ?... » Oui, j’ai raisonné ainsi, et c’est le vrai motif qui m’a fait vous laisser en tête à tête avec Julie tout à l’heure. C’était l’épreuve... Ah ! quelle angoisse, pendant que j’étais là-haut avec les petits ! Je pensais : « Ils se parlent, je vais savoir... » Pour me persuader