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LABRUNIE.

Mes complimens.

VAUCROIX.

Ne plaisante pas. C’est un drame que je traverse. Oh ! un très petit drame, à côté de celui de la France. Mais c’est mon drame, et qui fait un peu partie de l’autre. Réponds-moi d’homme à homme, Richard : tu ne m’estimes pas d’avoir cette liaison.

LABRUNIE. Il hésite.

Avec mes idées... Pas trop.

VAUCROIX.

Moi non plus. Hé bien ! Quand je suis parti, au mois d’août 1914, je m’en estimais, je m’en admirais. Pour moi, à cette époque, la vie n’avait qu’un but, qu’une réalité : sentir. J’aimais cet amour, dont je ne peux pas te raconter les épisodes, pour ses émotions poignantes et ravissantes, pour son ardeur, pour son mystère, pour ses remords. Cette double vie m’en donnait bien un peu. Ce n’était qu’un aiguillon de plus à ma passion. Je l’aimais, cette vie, parce qu’elle était double, comme si, de disputer mon bonheur à mon devoir, en avivait, en approfondissait l’ivresse...

LABRUNIE.

Et c’est ça que tu emportais sur ton cœur dans la tranchée ? C’est avec ça que tu aurais paru devant Dieu, si tu avais été tué ? Pauvre petit !

VAUCROIX.

Mais si j’avais cru à l’au-delà, j’aurais trouvé une joie de plus à me damner pour ma maîtresse ! Et, tout bonnement, je n’y pensais pas, à cet au-delà. C’est plus tard que j’y ai pensé, dans mon hôpital, et à tant d’autres choses ! Tu as connu ça, toi aussi, ces longues heures d’immobilité brûlante, quand on a devant soi, au pied de son lit, cette pancarte suspendue, la photographie de votre fièvre, avec ces petites hachures qui se maintiennent dans la région des 40... Alors, des demi-hallucinations vous viennent : on revoit la boue du champ de bataille, le sang épais qui se caille, la face blême des morts. On voudrait être tué comme les autres, reposer dans la terre fraîche, ne plus