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Dans sa capitale d’exil, avec un personnel et des moyens improvisés, son gouvernement n’a pas cessé une minute de faire dignement figure de gouvernement régulier. La « misérable armée anglaise, » qu’en août 1914 Guillaume II regardait par-dessus l’épaule, et écrasait préalablement de son dédain, a fait des petits, qui sont tout de suite devenus grands. Elle s’est multipliée, au total, de trente à quarante fois par elle-même : rien que sur le continent, et comme pouvoir immédiatement utile, elle s’est au moins décuplée. L’Allemagne, pour endormir son inquiétude et galvaniser son espoir, ou pour hypnotiser les neutralités hésitantes, fait sonner le nombre de kilomètres carrés qu’elle occupe sur le sol d’autrui, met ses conquêtes éphémères en graphiques et en images, évalue usurairement les gages qu’elle détient. On ne lui a pas, de notre côté, assez répondu par ce qu’elle a perdu et ce dont la disposition lui est interdite. La mer, d’abord ; toutes les mers ; puisque, enfermée dans la Baltique, et même réfugiée dans le canal de Kiel, sa flotte de guerre moisit ou marine en vase clos, vraiment embouteillée. Où est sa flotte de commerce ? Dans les ports étrangers où ses navires commencent à être saisis par dizaines ; dans Hambourg la Morte, double tombeau de l’orgueil germanique et de la richesse hanséatique. Les colonies impériales s’étendaient hier au soleil : maintenant c’est à peine si, — pour combien de jours encore ? — l’Afrique orientale allemande échappe au désastre, fatal comme une loi de la nature, qui a enseveli toutes les autres. Additionnons donc, nous aussi, les kilomètres, les habitans et les tonnes de marchandises, et puisque, au terrible jeu qui se joue, on prend des gages, montrons les nôtres.

Les cinq doigts de l’énorme main russe viennent de s’abattre, d’Erzeroum, sur les cinq routes principales de l’Asie Mineure et antérieure. Partout ailleurs, de Riga à la Bessarabie, du Nord au Sud, la masse moscovite coupe l’Europe et la barre d’une muraille dont l’épaisseur peut s’accroître indéfiniment, ou du moins réparer ses brèches, et ne pas diminuer d’un homme pendant douze ou treize ans. Le matériel, également, s’accumule. Si l’Allemagne aime le colossal, la Russie sera bientôt prête à lui en servir. Non loin de là, l’armée serbe se refait, et Salonique veille. Pour sa part, l’Italie, dans les conditions les plus difficiles, au sommet des Alpes, aux pentes du Carso, en plein désert de neiges ou de pierres, avec une patience, une endurance, et au prix de souffrances extrêmes, fixe et immobihse une bonne partie de l’armée autricMenne, mêlée sans doute, selon l’avertissement de M. de Bülow lorsqu’il lui fallut quitter Rome, de