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les bonnes gens qui partent pour Verdun ; mais elle refuse de quitter Benoît. Sublime et lamentable tendresse, elle suivra, dans une fourragère, avec sa servante, l’escouade à une cinquantaine de mètres. Benoît, tout le long du chemin, s’occupe de son escouade et la dirige prudemment. Désormais, dans le danger, il se juge et n’est plus affolé. Il sait qu’il n’a point agi en honnête garçon, ni en soldat. Mais la honte, qui lui occupe une portion de l’âme, ne l’empêche pas d’être circonspect et adroit : il organise bien le difficile cheminement de sa petite troupe. Le fort de Cissey tombé aux mains de l’ennemi, Benoît se retire. Des patrouilles allemandes, qu’il faut guetter, rendent les routes périlleuses. Uffigny est en flammes, quand la fourragère qui emporte Gertrude en approche. L’escouade se défile de son mieux, dans les bois, se blottit dans une carrière. Le cheval de la fourragère, abattu, crève. Et Gertrude, lasse, revient. La petite troupe, et Gertrude, et la servante, et Benoit leur chef sont perdus... Ces pages du roman, M. Prévost les a écrites prestement et avec un art parfait. Les incidens ont une admirable justesse, une pittoresque vérité ; il y a du hasard dans leur survenue et de l’ordre dans leur dessin ; puis les sentimens dominent sur les faits, comme il convient ; les détails ne gênent pas l’émotion ; mais ils lui donnent son caractère ; et la bataille achève le drame d’amour. La mort de Gertrude, que la déflagration d’un obus a paralysée, est si belle qu’il ne faut plus parler de l’habileté de l’auteur : il a dépassé son talent.

Benoît, dans l’espace d’un jour, a commis deux crimes : « J’ai, par égard pour une femme, transigé avec mon strict devoir militaire, qui était de livrer à mes chefs un espion, père de cette femme. Puis j’ai demandé le suprême bonheur de la vie à un être dont j’avais détruit le père, l’unique appui. J’ai fait cela !... » Plus il voit nettement ses deux crimes, plus il se hait de les avoir commis. Il les voit nettement ; et il n’a, dans la vie, qu’un vœu après cela : se racheter. La guerre lui en fournit l’abondante occasion : la monstrueuse guerre, un crime elle-même et qui se rachète par le sacrifice dont elle est la cause et le triomphe ; la guerre criminelle et, partant, démoralisante : — c’est elle d’abord qui a mis Benoît dans le désordre et l’absurdité ; — c’est elle aussi, avec l’évidence de sa brutalité, qui impose et inflige à toute pensée le devoir comme une nécessité que notre consentement rehausse en obligation ; faiseuse de certitude, la guerre qui aura sauvé, parmi l’abomination, le devoir !


ANDRE BEAUNIER.