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avant la guerre ! Nous vivions alors en famille, et nous avions, à nous tous, dix-sept francs à dépenser par jour. Ah ! on ne mettait rien de côté, mais on ne se refusait rien, et on était heureux ! Oui, monsieur, dix-sept francs par jour, et vous pouvez faire le calcul... Moi, j’étais lampiste, et j’avais l’entreprise de huit cents lampes, ce qui faisait cinq francs, vingt-cinq. Mon fils ainé était mineur, et gagnait cinq francs. L’autre l’était aussi, et en gagnait trois. Ma fille aînée gagnait deux francs soixante-quinze dans une fabrique de tissage, et ma femme se faisait environ un franc par jour, l’un dans l’autre, en revendant des lainages dans les marchés. Vous pouvez compter, ça faisait bien dans les dix-sept francs !... La veille du jour où il a fallu nous sauver, nous avions plus de deux cents francs à toucher le lendemain, pour notre quinzaine... Ah ! oui, on était heureux, et nous ne l’avions même jamais été autant !.. Mais je cause, et je n’en ai pas le temps... J’ai cinq sous de l’heure pour scier du bois, et il faut que vous m’excusiez...


Deux familles de cultivateurs des environs d’Ypres, celle d’un journalier et celle d’un petit fermier, occupent en commun les trois pièces d’un logement inhabité. Ils sont douze, parens et enfans, et les maris sont beaux-frères. Le journalier seul parle un peu le français, et l’histoire de ces pauvres gens est navrante.

Ils habitaient un village d’abord rançonné par les Allemands, repris ensuite par les Alliés, et qu’avait dû évacuer la population. Séparée de son mari en service dans l’armée belge, la sœur du petit fermier avait suivi son frère avec ses deux petits garçons, une petite fille encore au sein, et les trois familles étaient parties ensemble.

Une certaine chance parut d’abord les favoriser. Le petit fermier avait pu sauver une vache, l’emmener et la vendre en route à la troupe. Parvenus ensuite sans encombre à une localité importante, ils y avaient trouvé du travail dans une exploitation agricole, et vivaient ainsi à l’abri, aussi tranquilles que possible, entendant seulement au loin l’incessant grondement du canon, quand ils avaient tous failli périr dans un drame horrible.