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revenir, mais tout tremblant, pâle comme un mort, et me disant que tout le quartier croulait, qu’il n’y avait plus une seconde à perdre, que nous allions être enterrés vivans, et qu’il fallait nous enfuir immédiatement...

A ces souvenirs, la voix de la pauvre femme se troublait, son tricot tremblait dans ses mains, et elle continuait, tout émue :

— Ah ! monsieur, lorsque je me rappelle ce départ, j’ai toujours envie de pleurer... Cette maison que nous abandonnions, elle était comme à nous, et c’était comme notre maison. En la quittant, nous perdions tout ce que nous avions !... Mais nous ne pouvions plus rester. Une partie de notre rue était déjà tout en ruines, et nous devions, à chaque pas, nous jeter derrière un mur ou au fond d’un fossé, pour ne pas être tués. Enfin, nous réussissions à nous sauver, nous parvenions à un village où nous passions la nuit dans une grange et, le soir suivant, nous arrivions à Hazebrouck... Là, nous avons vécu six mois, mais comment ? Et dans quelles souffrances ! Notre pauvre maison !... Nous ne pouvions pas nous décider à l’abandonner : il y avait trente-cinq kilomètres pour y aller, il fallait les faire à pied, et mon mari, pendant plus de cinq mois, y est retourné presque chaque semaine. Il regardait si elle n’était pas démolie, revenait, et repartait encore pour la revoir. Presque toujours il en rapportait quelque chose, des outils ou bien des vêtemens, ou bien seulement un souvenir. Certaines fois, lorsque le bombardement n’était pas trop fort, il restait deux ou trois jours, et réparait les dégâts, ou cachait les objets qui risquaient d’être volés. D’autres fois, les obus tombaient avec tant de violence qu’ils l’empêchaient d’arriver, et qu’il devait s’en retourner sans avoir pu même approcher. Une nuit, à l’un de ces voyages, il a vu brûler la cathédrale Saint-Martin et l’échafaudage placé autour. Tout le ciel et toute la ville n’étaient plus qu’un brasier. Une autre nuit, il a vu brûler les Halles et, le mois dernier, il était encore reparti, lorsqu’il apprenait, en arrivant, la mort d’un de nos voisins et de ses sept enfans, tués tous les huit par une bombe tombée chez eux. Chez nous, il en était aussi tombé une. Elle avait crevé le toit, traversé le plancher de notre chambre, et fait explosion dans la cuisine. Il y avait un gendarme mort près du fourneau, et tout, en même temps, avait été pillé et saccagé. On avait brûlé les