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Ici, ce sont des fantassins arrivés avec nous et déjà occupés à faire chauffer leur café. Plus loin, des artilleurs qui, avec des carrioles de réquisition, sont venus chercher des vivres ou des colis restés en souffrance. Enfin, voici deux camarades, deux officiers de notre régiment, presque méconnaissables sous leurs barbes et leurs accoutremens de fortune. Ils nous donnent brièvement des nouvelles de tous et nous indiquent la route à suivre pour arriver au village de M... où se trouve le régiment.

Le moment est venu de prendre congé de G..., le charmant compagnon avec lequel nous avons voyagé pendant deux jours, dans le même fourgon, mettant en commun notre lit de paille et nos boîtes de conserves. L’intimité se crée vite dans ces conditions. D’ailleurs, G... est de ceux qui éveillent au premier abord la sympathie. Ses traits fins expriment à la fois la douceur et l’énergie. Il allait entrer à l’Ecole de guerre cette année. Gravement blessé à la poitrine, en Belgique, dès la première rencontre, il rentre de son congé de convalescence. Il vient d’échapper à la mort, mais il sait qu’il n’y échappera pas toujours. Au moment de nous séparer, comme je lui exprime le désir de le revoir bientôt, il me répond en me serrant la main : « Vous verrez que nous allons être envoyés tous les deux aux avant-postes. Peut-être avant huit jours ne serons-nous plus de ce monde. » Et, à quelques pas de là, dans le cimetière de la gare, de nombreuses croix blanches, portant le numéro de son régiment si cruellement décimé, autorisent ce triste pressentiment.

Mais, pour le moment, je suis tout à la joie de me sentir en selle après cet interminable voyage, et, suivi de mon ordonnance, qui tient en main mon second cheval, de trotter sur une route ensoleillée. Tout me parait nouveau. Mon esprit est tendu vers la ligne de feu qui se trouve de l’autre côté de ces collines. Cependant le bruit de l’artillerie se ralentit. Les coups s’espacent. Nous longeons des sections de munitions qui, après s’être ravitaillées à la gare, vont rejoindre leurs batteries.

Nous arrivons en quelques minutes au petit village de M..., blotti au pied de cette ligne de hauteurs. Le colonel s’y trouve précisément sur la place, en train de passer une revue de chevaux. Il nous indique aussitôt notre destination.