sur la lisière d’une forêt, au bord d’un marécage ou sur les rives d’un lac, au cœur même du pays russe ; les autres ont été bercés par les légendes de la Volga, mère des fleuves, par les chants guerriers des montagnes du Caucase ou des rives du Don ; ceux-ci ont descendu sur des barques légères le cours tumultueux du Tobol ou de l’Amour ; ceux-là ont couché sous la tente des nomades, dans les plaines brûlées du Turkestan... Plus mystérieux encore, quelques-uns sentent bouillonner en eux des atavismes qu’ils ignorent, et qu’ils sont incapables d’analyser ou d’interroger. Connaître l’âme slave ? Nous le pourrons peut-être, un jour, avec beaucoup de patience et après beaucoup d’études ; mais comment pénétrer l’âme collective du peuple russe, semi-européenne et semi-asiatique, faite de tant d’élémens disparates, âme multiforme, changeante, insaisissable qui ne se connaît pas elle-même et qui se modifie sans cesse sous l’influence de. nouveaux apports ?
La femme a levé les yeux vers nous, — des yeux petits où luit une flamme courte, mais vive. Puis elle a ri.
— Que fais-tu là ?
— Je me chauffe.
— D’où viens-tu ?
— D’où Dieu a voulu.
— Qui es-tu ?
La femme rit de nouveau, d’un rire aigu et comme forcé qui découvre toutes ses dents.
— Demande-le aux soldats qui me portent leur pain !
— Tu es seule au monde ?
— J’avais une fille, ils me l’ont prise.
— Qui, ils ?
— Je ne sais pas.
Nous avons tiré de notre poche une vingtaine de kopeh de cuivre que nous avons laissés choir en les éparpillant auprès d’elle. Elle les a couverts de son corps, avec un cri de bête qui fond sur sa proie. Puis, après les avoir réunis entre ses paumes, elle a égrené un long rire, entrecoupé de mots sans suite, plus tintans que des grelots.
— Veux-tu que je danse ?
— Non, non, ne danse pas, c’est trop triste... Et puis, ne sais-tu pas que c’est la guerre ?... Entends le canon... Comment danser pendant que des hommes meurent, là-bas ?