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avant d’avoir atteint la frontière française ! La seule issue était de passer tout de suite en Russie, d’où il verrait à s’embarquer pour l’Angleterre par le premier paquebot en partance de Riga ou de quelque autre port de la Baltique. Et force a été à M. Morse, pour vexé qu’il en fût, de suivre ces conseils de ses amis d’Ostrowo. Dès la nuit du 1er août, deux officiers allemands l’ont emmené sous leur protection jusqu’à la frontière, d’où il s’est rendu seul, tout d’une traite et sans le moindre accident, à la ville polonaise de Kalisz, située à une lieue de là, en territoire russe.

Ou plutôt cette ville avait bien appartenu, naguère, à l’Empire russe : mais lorsque M. Morse y a fait son entrée, le 2 août vers cinq heures et demie du matin, — sans autre bagage qu’un petit « sac à main » contenant un peu de linge et des objets de toilette, — il l’a trouvée déjà toute peuplée de soldats allemands. « J’ai eu ainsi du même coup, nous raconte-t-il, une première preuve de l’ouverture des hostilités entre les deux nations et un premier indice de la manière dont l’Allemagne, pour sa part, allait procéder à la pratique de ces hostilités : attendu qu’un bon nombre des officiers et soldats allemands que j’allais rencontrer dans les rues de Kalisz étaient ivres-morts, et que beaucoup plus encore étaient en train de se conduire comme des bêtes féroces. »


Je pus passer toutefois auprès de plusieurs groupes de ces soldats sans être inquiété, — poursuit-il, — chose qui toujours, depuis lors, m’a paru merveilleuse. Aucune des boutiques n’était ouverte, à cette heure matinale : mais déjà les Allemands avaient pénétré par force dans une foule d’entre elles, et se régalaient goulûment des victuailles qu’ils y avaient volées. Je vis aussi un sous-officier occupé à remplir ses poches de montres, de bagues, et d’autres bijoux. Il ne tarda pas à être rejoint par d’autres gaillards de son espèce, qui eurent tôt fini de vider la boutique.

Sachant à peine que faire, mais comprenant le danger qu’il y aurait eu pour moi à errer dans la ville sans avoir en vue quelque objet défini, je me mis en quête de la gare de Kalisz, ou tout au moins d’un endroit où je pusse déjeuner. Sur la porte d’une auberge, pendant que je passais, je fus témoin de l’assassinat du « patron » de la maison. Brusquement sorti de son lit, et à peine vêtu, cet homme avait tenté de protester contre l’envahissement de son auberge : sur quoi un soldat lui avait plongé sa baïonnette dans la poitrine. Au moment même où je m’approchais, j’entendis le malheureux proférer un terrible cri ; et dès l’instant d’après je le vis transpercé d’une douzaine d’autres baïonnettes. Puis ce fut une femme qui, attirée par le cri du mourant, se précipita hors de la maison, et appela au secours. Je me sentais tenté irrésistiblement d’intervenir pour la protéger ; et Dieu sait à quel sort j’allais m’exposer