Page:Revue des Deux Mondes - 1916 - tome 32.djvu/446

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ferme intention d’y manquer, mais ce n’est peut-être pas suffisant comme excuse. Et elle met à triompher de sa rivale une telle âpreté, elle apporte dans son triomphe tant de joie impérieuse, d’orgueil et de dureté, qu’on se demande s’il y a place dans son cœur pour d’autres sentimens que ceux de la vengeance et de la domination : ce ne sont sûrement pas les qualités que nous goûtons le plus dans la nature féminine.

Mlle Leconte a joué avec toute son intelligence et tout son art le rôle de Françoise, où l’occasion ne lui était pas fournie de montrer sa grâce coutumière. Mlle Cerny a trouvé plusieurs fois, dans le rôle d’Hélène, le moyen de nous émouvoir. M. de Féraudy joue, avec plus de bonhomie et de cynisme malicieux que n’en mettait jadis M. Antoine, le rôle du vieux Monneville qui semble écrit pour lui.


La mort de Mounet-Sully est une grande perte pour l’art français. Ce fut un tragédien génial. Sa place est marquée, dans l’histoire du théâtre, à côté des plus illustres. Il avait la passion de son art, et il en avait le respect. Avant toute chose, il faut louer sa belle conscience, sa probité professionnelle, la dignité de sa vie et l’unité de sa carrière d’artiste. Il a résisté à ce courant qui a poussé les plus célèbres acteurs contemporains à chercher des succès bruyans dans des aventures d’où ils sortent toujours un peu diminués. Il s’est consacré à la gloire d’une seule maison, d’un seul genre. L’art, tel qu’il le concevait, était, éminemment, le grand art. Les plus purs poètes dont s’honore la littérature universelle, de Sophocle à Shakspeare, et de Racine à Victor Hugo, voilà ceux dont il a été l’interprète souvent inspiré. Auprès d’eux il était dans son atmosphère. Dans la prose des personnages modernes il était gêné, mal à l’aise, et donnait l’impression de subir une déchéance, comme s’il fût un roi en exil. Pendant quarante ans, il a personnifié, pour des milliers et des milliers de spectateurs, l’Idéal et la Poésie.

Je n’ai pas assisté à ses débuts : je sais pourtant, par l’écho de maintes conversations restées dans ma mémoire enfantine, l’énorme impression qu’il produisit sur ceux mêmes qu’il déconcertait par certaines outrances. Je n’ai pas entendu, et combien je le regrette ! ce duo merveilleux d’une Doña Sol et d’un Hernani, qui étaient Sarah Bernhardt et Mounet. C’est sous les traits d’Œdipe qu’il m’est d’abord apparu, et ce n’est pas trop de dire que ce fut une révélation. Après cela, je l’ai applaudi, avec tous ceux de ma génération, dans vingt rôles qu’il a marqués d’une empreinte ineffaçable.