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Tous les infirmiers étaient malades, et nous les avions envoyés se coucher en prévision du coup de feu de cinq heures du matin.

Il y eut d’abord, entre neuf et dix heures, à ravitailler un convoi d’évacués civils. Il ne s’arrêtait que quelques minutes. Les visages ternes des femmes, penchées aux portières, réclamant du lait pour leurs enfans, un pêle-mêle de faces ahuries qui ne souriaient pas, des misères entassées, quelle tristesse morne pesant sur tout ce train !

— Où allez-vous ?

— Nous ne savons pas...

— Combien d’enfans ? Vite, passez-nous vos bouteilles vides. Dépêchez-vous !

Et des femmes qui appellent, des bustes qui se tendent, des mains faisant signe, des voix réclamant. Le coup de sifflet. Les wagons s’ébranlent. Nous tendons au vol les dernières bouteilles de lait. Et le convoi d’épaves disparaît dans la nuit.

On avait annoncé un train de troupes, un millier d’hommes qui allaient s’embarquer pour la Serbie. Nous étions trois femmes occupées à servir un repas aux permissionnaires arrivés par l’omnibus de Lyon. Nous avons choisi quelques-uns d’entre eux pour nous aider à porter sur le quai des brocs de café bouillant. Tous aussitôt s’offrirent. A onze heures le train est entré en gare, lentement, précédé d’une immense clameur : toutes les têtes étaient aux portières. Les soldats chantaient.

Nous avons commencé la distribution. Pour maintenir l’ordre, la règle est de servir dans les wagons et de prier les voyageurs de ne pas descendre. Mais ce soir nous fûmes débordées. Les troupiers nous entouraient, tendant leur quart, tous à la fois, sans se bousculer cependant, toujours polis, remerciant, demandant gentiment :

— Et moi, ma sœur ? Par ici, madame !

En un instant les arrosoirs se vidaient. Nos infirmiers improvisés avaient fort à faire de courir à la buvette pour les remplir.

Comme je faisais reculer tout le groupe incessamment reformé, les quarts tendus, un soldat me dit doucement :

— Voyez, madame, nous vous suivons, comme si vous étiez notre mère…

Quel plus beau don pouvait-il me faire, ce petit soldat