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paisiblement sous la verdeur des premières feuilles que les cicatrices de la guerre semblent déjà les vestiges de calamités anciennes. Ce n’est qu’en nous trouvant en vue de Gerbéviller que nous fûmes de nouveau bouleversés par l’horreur immédiate de la guerre. La ville s’étendait naguère sur la pente qui domine la Meurthe : ce devait être un paisible et gracieux séjour. Du moins, est-ce ainsi qu’on peut se figurer le Gerbéviller d’antan, quand on le découvre par delà la vallée. Mais lorsqu’on se rapproche, tout disparaît dans un chaos informe. Gerbéviller a été nommée « la Ville martyre, » honneur que beaucoup d’autres villes pourraient lui disputer ; mais il est peu probable qu’il en soit une dont la dévastation puisse rivaliser d’horreur avec celle-ci. Les ruines de ses maisons semblent à la fois avoir été vomies par la terre et broyées sous un cyclone. En songeant que ce cataclysme n’est pas dû à quelque convulsion de la nature, mais qu’il est le résultat d’un plan froidement conçu et exécuté par des êtres soi-disant humains, on se sent comme glacé de désespoir. Cette pitoyable petite ville, ceinte de jardins, a été bombardée comme si on eût eu affaire à une forteresse blindée ; puis les Allemands, une fois entrés, aménagèrent un foyer incendiaire dans chaque maison et, à un signal donné, y lancèrent une pastille explosive. La besogne fut si minutieusement organisée qu’en présence d’une telle méthode, on a lieu de s’étonner qu’un seul être humain ait pu échapper au brasier. Quelques-uns y parvinrent cependant, mais n’allèrent pas loin, car les baïonnettes les attendaient.

À un coin de rue nous lûmes, au-dessus d’une porte noircie par la fumée, l’enseigne : « Monumens funèbres. » Le nom de la rue était : « Ruelle des Orphelines. »

À l’une des extrémités de la grande rue s’élevait une jolie habitation, dans le vieux style lorrain, avec sa porte basse, son grand toit et ses hauts pignons : c’est du jardin de cette maison que viennent mes pivoines roses, cueillies par le propriétaire, M. L…, ancien maire de Gerbéviller, qui a été témoin de toutes les horreurs de l’invasion.

M. L… vit maintenant dans la cave d’un voisin, la sienne étant entièrement comblée par les débris de sa demeure. Il nous narra l’histoire des trois jours d’occupation allemande : comment lui, sa femme, sa nièce et ses petits-neveux se réfu-