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VISITES AU FRONT.

de beauté ces figures françaises, souvent spirituelles, fines, malicieuses, mais plus rarement douées de traits réguliers. Presque tous ces visages de soldats qui se pressent autour des tables, jeunes ou vieux, distingués ou vulgaires, ont le même caractère d’énergie et de confiance : il semble que toutes les nervosités, les agitations, les petits égoïsmes et les mesquineries personnelles aient disparu au contact d’une grande flamme de patriotisme. Merveilleux exemple de la rapidité avec laquelle l’extérieur même des hommes peut être transformé par la noblesse de leur idéal.

Sans doute, la déclaration de guerre avait trouvé la plupart de ces hommes attelés à des besognes modestes, vaines ou futiles. Aujourd’hui, chacun d’eux prend sa part d’une œuvre immense. Il en a conscience, et par là même se sent grandi.

La route, en quittant Châlons, continue au Nord à travers les collines de l’Argonne. Encore des pays déserts : des soldats musent sur les portes où jadis des vieilles filaient leurs quenouilles. D’autres soldats baignent leurs chevaux dans la mare du village, ou font la soupe dans les cours des fermes. Encore des soldats dans les boqueteaux sur le bord de la route ; ceux-ci abattent de jeunes sapins, les coupent à des longueurs égales, et empilent les troncs sur des charrettes. Nous ne tardâmes pas à voir à quel usage ces sapins étaient destinés. À chaque carrefour, à chaque pont de chemin de fer, une guérite faite de boue, de paille et de branches de sapin enchevêtrées, était collée au talus ou soudée comme un nid d’hirondelles dans un coin abrité.

Un peu plus loin, nous commençâmes à voir de grands parcs d’artillerie de plus en plus rapprochés. C’étaient des groupes de 75, nez à nez, généralement dans un champ derrière un bois, à quelque distance de la route, et toujours flanqués d’une rangée de lourds camions automobiles. Les 75 ressemblaient à des gazelles géantes paissant au milieu d’un troupeau d’éléphans, et les écuries construites à côté avec des branches de sapin tressées eussent pu passer pour les abris de leurs gardiens.

Le pays, entre Marne et Meuse, est l’un de ceux où la fureur des Allemands s’est exercée avec le plus de sauvagerie pendant ces sinistres journées de septembre 1914. À mi-route, entre Châlons et Sainte-Menehould, nous vîmes les premiers témoi-