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cents cartouches ! » Mme Potterat le supplie de se taire : il y a des Allemands à l’autre étage. Potterat voudrait monter sur le toit de la maison et crier de là-haut la vérité. La vérité ? laquelle ?... Eh bien ! est-ce que la neutralité de la Suisse n’est pas garantie ?... Oui, par les mêmes qui mettent la Belgique à feu et à sang !... Potterat songe à l’histoire de sa patrie, à ces tyrans qu’elle a chassés et à ces grands hommes qu’elle a exaltés, à Guillaume Tell, à Winkelried, à Nicolas de Flue, aux drapeaux qui flottent sur les clochers les jours de fêtes commémoratives, et à ces beaux chants de souvenir qu’entonnent, le verre en main, les camarades pour célébrer la paix glorieuse... « Et voilà que deux très petits pays, le Luxembourg et la Belgique, nos frères en neutralité, sont envahis. On brûle des villes, on fusille des hommes coupables de défendre leur sol... Et nous ?... — Chut ! taisez-vous ; le mieux est de ne pas dire un mot, de ne pas attirer sur soi l’attention... » Potterat s’indigne ; il endure le supplice de la neutralité contrainte : « et il cherche sa Suisse, la Suisse des chants d’école, celle qui sent le rhododendron, l’alpe, la vapeur du torrent, celle qui frissonne au mot de liberté, pour elle et pour les autres. Il la sait vivante. Vivante, mais enchaînée. Par quoi ? par qui ? par quelle crainte ?... » A l’idée que la Suisse ait peur, il veut tout briser. Les gens qui épiloguent sur les préambules de ce conflit, sur le crime de Serajevo, sur les actes de la diplomatie, ne le détournent pas de comprendre fort bien la guerre, l’immense guerre soulevée par la querelle des têtes rondes et carrées : « Nous, Dieu merci, on a la tête ronde, si bien qu’on sait qui on doit croire et avec qui on doit sympathiser. Les petits savent toujours trouver la mère... » Potterat crie : « Vive la France ! » et, quant à lui, déclare la guerre aux deux empires abominables. Cela lui occupe l’imagination ; mais, plus il a l’esprit en éveil, plus il tolère mal d’être inactif. Le salut, pour sa bonne intention généreuse et pour sa volonté de vaillance, fut l’arrivée à Lausanne d’une bande de pauvres Belges misérables et désespérés. « J’en veux ! » s’écria-t-il ; et il demanda deux orphelins, — « s’ils étaient trois frères et sœurs, même quatre, on s’arrangerait, » — qu’il logerait, nourrirait, blanchirait et envelopperait d’une atmosphère familiale. Faute des orphelins demandés, il reçut un vieux bonhomme et une vieille bonne femme ; il les accueillit, les dorlota : et il les eût consolés, si de telles infortunes pouvaient recevoir une consolation. Dès qu’on signale un passage d’émigrans, Potterat fouille dans ses tiroirs, dans ses armoires, assemble ce qu’il trouve de meilleur en fait de linge et de vêtemens et va sans traîner