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Cette épouvante puérile aboutit à une catastrophe. Un moujik, originaire du gouvernement de Toula, préféra se trancher la gorge avec son couteau plutôt que de subir l’horrifique ponction. On apporta, la trachée béante, le malheureux à l’infirmerie. Pansé, recousu, interrogé, il répondit avec force signes de croix qu’il aimait mieux mourir que d’être voué au diable qu’on voulait lui « mettre dans le corps. » Il mourut, en effet, le lendemain, stoïque, résigné, entêté jusqu’au bout dans sa folie mystique, sans avoir pu recevoir les consolations suprêmes d’un pope, appelé en toute hâte et qui n’arriva que pour l’enterrement.

Pour récompenser les ambulanciers de leur zèle, on leur avait ouvert l’accès de la cantine allemande, plus abondamment fournie que la nôtre et, munis d’une carte permanente, il leur fut permis de franchir sans encombre les portes intérieures du camp, toujours gardées par des sentinelles.

Cette cantine occupait un assez vaste bâtiment dans l’avant-cour de la caserne d’artillerie. La salle principale, grande, claire, aérée, était agréable et proprette, peinte en vert à réchampis blancs avec une profusion d’arabesques et de rinceaux. Des tables recouvertes de toile cirée, des bancs de chêne massif en constituaient le seul mobilier avec un grand portrait chromolithographie du Kaiser, en uniforme de cuirassier blanc. Derrière une sorte de guichet semblable à ceux qu’on voit dans les banques, le cantinier, un Saxon corpulent et réjoui, vendait, pour quelques pfennig, de la bière, du pain, du chocolat, des conserves et l’innombrable variété des delikatessen d’outre-Rhin. L’alcool, même le vin étaient rigoureusement interdits.

Je profitais fréquemment de l’autorisation qui nous était accordée et traversais, pour me rendre à la gargote, l’avant-cour dont j’ai parlé. Un spectacle tous les jours pareil s’offrait alors à mon regard. On instruisait les recrues, au milieu d’un vacarme assourdissant de commandemens et de clameurs. Vêtues en feldbraü de pied en cap, la tête coiffée de la petite calotte ronde, le casque suspendu à l’épée-baïonnette, le sac pesamment chargé aux reins, elles manœuvraient lourdement, effectuant les exercices du maniement d’armes, les mouvemens de l’école du soldat, d’escouade et de section.

Aux portes du quartier, une foule avide, curieuse, enthousiaste, s’écrasait derrière les grilles. Elle saluait les soldats de