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exemple, dans les rues de Munich, le soir du 29 juillet, des régimens étaient forcés de leur imposer silence à coups de fusil. On s’arrachait les exemplaires d’une feuille berlinoise, l’Action, où venaient de paraître ces lignes audacieuses de M. Franz Pfemfert :


Voilà donc jusqu’à quelle hauteur s’est élevée notre fameuse « culture ! » Des centaines de milliers des forces les plus saines, les plus délicates et les plus précieuses de la nation tremblent anxieusement à l’idée qu’un hasard, ou un signe de tête des maîtres de l’Europe, ou bien encore un accès de sadisme guerrier, ou simplement une spéculation financière, ait pour effet de les chasser de leurs maisons, des bras de leurs femmes et de leurs enfans, pour les précipiter stupidement à la mort. Cette folle conjoncture peut surgir aujourd’hui, peut les atteindre demain ; et pas un seul d’entre eux ne pourra s’empêcher d’obéir.


Mais voici que brusquement, deux ou trois jours après, le 31 juillet, l’invisible signal est venu mettre fin à ces protestations ! Le Comité officiel du parti socialiste a publié dans le Vorwaerts un nouvel appel, où se lisait notamment cette phrase mémorable : « Nous tous, socialistes allemands, en cette heure solennelle, sommes d’accord avec l’ensemble de la nation allemande pour accepter la lutte que nous impose par force la barbarie des Russes, et nous déclarons prêts à lui sacrifier jusqu’à la dernière goutte de notre sang. » Socialistes ou « libéraux, » tous les journaux désormais se trouvaient unanimes à représenter la guerre comme fatalement « imposée » à la naïve Autriche et à la pacifique Allemagne par la « barbarie » russe combinée avec notre désir forcené d’une « revanche, » — en attendant que, bientôt, la Russie elle-même et la France son alliée apparussent à chacun des sujets du Kaiser comme d’inconscientes victimes de l’ambition ténébreuse de sir Edward Grey. Quelque chose d’occulte, et cependant de trop réel, avait littéralement « retourné » l’opinion d’un grand peuple. Et les nombreux milliers de lecteurs qui, la veille, s’étaient jetés avec enthousiasme sur le numéro de l’Action contenant l’article de M. Pfemfert apprenaient maintenant sans la moindre surprise que, à l’avenir, ce journal « ne publierait plus que des études sur des questions d’art et de littérature. »


T. DE WYZEWA.