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joyeux garçon, fils d’un opulent marchand de Moscou. Nous nous étions promis de nous revoir et, quelques jours après la sortie de mon malade, je reçus de sa part, en bonne et due forme, une invitation à « venir prendre le thé. » C’était la première depuis mon départ de Versailles, et j’en conçus, on le croira sans peine, un légitime ébahissement.

A l’heure dite, je rejoignis mon nouvel ami dans le baraquement lointain où il était relégué. Le feïerverker T… me présenta ses compagnons, et la conversation s’engagea, comme elle eût pu le faire dans un salon de Petrograd ou de Paris. Pour obtenir de l’eau bouillante, ces messieurs employaient un ingénieux procédé. En présence des froids persistans et sur l’avis formel du docteur B…, on chauffait depuis l’avant-veille les locaux réservés aux prisonniers. De rares briquettes de charbon flambaient dans un poêle rouillé. Un bidon d’ordonnance plongé dans le brasier fournissait au bout d’un moment le liquide en ébullition.

Quelques instans plus tard, nous dégustons un excellent thé, authentique celui-là, tout en fumant de blondes cigarettes à bouts de carton. Je savoure intensément ces minutes délectables, sans chercher à m’expliquer comment ce thé exquis et ces cigarettes rares ont pu être dissimulés… Mes hôtes sourient de mon ahurissement, mais comme ils ne semblent pas désireux de me fournir des explications, je m’abstiens de les interroger. Tout à coup, un bruit de pas résonne pesamment dans le couloir. Les sentinelles procèdent à leur ronde accoutumée. En un clin d’œil, nos cigarettes sont éteintes. Je sens passer dans mon cœur une émotion de « monte-en-1’air » surpris par la police. Mais non, les soldats jettent sur nous un regard négligent et s’éloignent.

Nitchevo, conclut T…, lançant une bouffée, nous verrons bien. « Hâtons-nous aujourd’hui de jouir de la vie, » a dit, je crois, votre Racine.

Le thé s’acheva sans alerte nouvelle, mais il faut croire que l’odeur du tabac avait éveillé la méfiance des patrouilleurs, car, le surlendemain, les prisonniers russes furent de nouveau visités soigneusement. Ils durent se déshabillera peu près nus, retirer jusqu’à leurs bottes…


A. AUGUSTIN-THIERRY.